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Critique de 4bis


Il n'est pas fréquent que les auteurs d'essais se mettent en scène avachis dans leur lit, maquillés d'eyeliner violet et or, scrollant indéfiniment des vidéos de make-up influenceurs sur You tube. C'est ce que fait Daphné B. Longuement. Y revenant régulièrement. Elle nous parle aussi de la tendresse que l'on éprouve devant la vulnérabilité d'un paresseux, des sugar daddies qu'elle a commencé à fréquenter, de son ex petit copain « le sociologue » et de la peine qu'il lui a faite, de l'improbable couleur vert de gris d'un fard nommé « schmoney » et de ce que représente à ses yeux le maquillage. La réalité plastique des palettes, pinceaux et flacons qui s'accumulent dans la salle de bain, le geste de réappropriation de son image que cela permet, la part qu'il prend dans le capitalisme contemporain aussi.
C'est ce qui m'a enchanté tout d'abord, qu'au motif de penser une notion, on ne commence pas par restreindre le champ de celles qu'il aurait été acceptable de travailler. Prosaïque, quasi exclusivement féminin, futile et prohibitif, le maquillage a tout pour être déconsidéré par les hautes sphères intellectuelles. Mais il appartient au réel, il contribue, de manière ambivalente et complexe, à restaurer l'identité de celles qui l'utilisent, il pèse des milliards dans l'économie mondiale. A tous ces titres, il mérite qu'on le pense.
Puisque, comme le dit le titre d'un poème d'Anne Boyer que Daphné B. cite souvent « il n'y a pas d'autre monde que le monde », alors autant faire avec ce qu'il est et ce que nous sommes. Autant appréhender sa réalité avec l'intégralité de ce qu'est l'individu : sa capacité à intellectualiser, sa sensibilité, son histoire personnelle. le maquillage n'est plus seulement une activité dispendieuse en temps et en argent, un objet qui permet de critiquer la vulgarité et la vanité des femmes. Il devient « un texte qui se dérobe à mon propre regard », une revendication à inscrire sa réalité dans le monde, de persévérer à exister en dépit des assignation à disparaitre. Disparaître de soi, accepter les rôles qu'on a décidés pour vous, rester transparente et invisible. Disparaitre telles ces prisonnières dans les geôles américaines où on leur refuse tout fard et où elles multiplient les astuces pour se maquiller tout de même. Récupérer un peu d'elles-mêmes malgré l'incarcération et les blessures intimes passées.
Dans une conception platonicienne du monde pourtant, le maquillage peut être vu comme un jeu sur les apparences, une dangereuse mise en scène de la femme qui viserait à tromper sur son essence véritable. Il deviendrait le signe de la vacuité et de la scélératesse de celle qui l'arbore. Une telle vision, qui a d'ailleurs été largement reprise par l'Eglise dans sa critique du théâtre dès le 17e siècle, invite à croire que la vérité c'est l'authenticité et qu'elle réside dans la profondeur, sous le masque, sous la peau. Qu'elle est immuable et passive. Qu'elle ne résulte d'aucun artifice et ne cherche jamais à se mette en scène, qu'elle se dévoile à celui qui sait la voir mais ne s'expose pas, impudique qu'elle serait alors. On voit tout ce que ce discours comporte d'implicites sexistes... A cette critique moralisatrice conservatrice Daphné B. oppose le cynisme d'un capitalisme mutant, les milliards de dollars que pèse cette industrie florissante, mais aussi les rituels beauté comme autant de tentatives de restaurer une identité niée, de panser ses désarrois amoureux.
Et c'est là le deuxième aspect qui m'a plu dans Maquillée : non contente d'aborder un sujet non académique, de le traiter en mêlant des éléments de pop culture et d'autres beaucoup plus institutionnels, Daphné B. le fait avec ses tripes, ses expériences, elle nous livre une réflexion habitée. Incarnant un être au monde que ne renierait pas la phénoménologue féministe Camille Froidevaux-Metterie, l'auteur se revendique d'une vulnérabilité, d'une capacité à être blessée, à changer comme la marque de son caractère vivant. C'est la réappropriation du réel par toutes les sensations, par toutes les connexions qui s'opèrent entre une histoire individuelle et une expérience sensorielle, c'est un enracinement en dépit ou avec tout ce que le monde nous impose de constructions socialement normatives, d'assignations.
Malgré de nombreuses références à des études philosophiques ou à des essais féministes Maquillée est peut-être davantage un voyage halluciné dans ce que notre monde contemporain a de plus artificiel qu'un essai solidement charpenté. Mais c'est justement de la complétude de cette forme nouvelle que nait une réflexion riche et subtile, une honnête proposition de penser le monde depuis un regard incarné.
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