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Critique de berni_29


N'en déplaise à Jean Giraudoux, la guerre de Troie eut bien lieu. Et d'autres encore après celle-ci.
Le silence des vaincues, c'est l'Iliade au féminin. 
La romancière anglaise Pat Barker s'est penchée sur le champ de bataille le plus célèbre de l'histoire de l'humanité, la guerre de Troie.
Elle nous rappelle ici un récit vieux de plus de deux mille cinq cents ans et qui résonne encore à nos oreilles aujourd'hui, parce que depuis l'Iliade, ce n'est qu'un éternel recommencement...
Rien n'a peut-être changé depuis deux mille cinq cents ans, la guerre, la gloire, la grandeur, les ambitions, l'humiliation, la haine, la revanche, les forts qui écrasent les faibles, la mort au bout du chemin, tandis que certains résistent...
Entre toutes les femmes qui ont joué un rôle primordial dans la guerre de Troie, Pat Barker aurait pu choisir Andromaque l'épouse d'Hector, Cassandre la prophétesse, ou bien encore Hécube femme de Priam le roi de Troie et mère de toutes les Troyennes. Et pourquoi pas la belle Hélène pour laquelle des hordes de soldats vont s'entretuer durant neuf ans ? Non, sûrement pas la belle Hélène, les Troyennes la détestaient tant...
Alors, entre toutes les femmes de Troie, ce fut Briséis. Elle les incarna toutes à sa manière, ici dans ce texte sobre et magnifique et dans la plaine ravagée de Troie...
Briséis, reine de Lyrnessos, cette cité aux avant-postes de Troie qui ne résista pas à l'assaut des Achéens venus laver le blasphème et récupérer la belle Hélène.
Voilà neuf ans que cette guerre perdure !
Entre toutes les femmes de Troie, elle est la mère, la soeur, la cousine, la fille, la concubine... Elle est celle qui appartient désormais à Achille, le grand guerrier grec chef des Myrmidons...
Entre toutes les femmes de Troie, elle est muette et passive, elle est captive, faite prisonnière comme ses soeurs d'âme devenues esclaves comme elle, elle est un tribut, un trophée de guerre. Est-elle encore une femme ?
Comme ses soeurs d'âme, elle écarte désormais les jambes le soir pour accueillir celui qui a tué pas plus tard que la veille son époux, ses frères qui étaient encore peut-être des enfants... Celui qui demain reprendra son glaive pour tuer d'autres parmi les siens...
Est-elle encore une femme dans ce camp retranché où d'autres femmes jettent sur leur métier à tisser inlassablement des scènes de guerre, des scènes de vie, leurs déchirures à jamais inconsolables...
Briséis, elle est celle qui involontairement jeta la brouille dans le camp adverse, entre Agamemnon, roi de Mycènes et Achille le meilleur guerrier parmi les Achéens...
Jeta ce dernier dans une bouderie de gosse parce qu'on lui avait pris son jouet, son beau trophée de guerre...
Jusqu'à ce qu'on vienne le supplier sous sa tente en la personne d'Ulysse, excusez du peu ! On te ramènera Briséis...
Briséis, forte et fragile à la fois, plus seule que jamais...
Sa seule résistance c'est la compassion pour les siens, sa seule résistance c'est de ne pas vouloir mourir.
Panser les cicatrices, y compris celles des ennemis ; fermer les yeux des morts, y compris ceux des ennemis...
Et puis nager le soir dans la mer infinie, se laver de la barbarie dans les flots immaculés...
Le récit de Pat Barker offre la cruauté de la guerre, vécue de manière lucide et crue, mais convoque aussi dans ces instants tragiques et douloureux la pureté de la lumière que l'on est capable d'étreindre comme quelque chose de vital et de précieux...
L'amitié du bon Patrocle, frère et confident d'Achille, seul personnage à savoir contenir la fougue et les pulsions souterraines de son ami...
Et puis tant d'autres moments où Briséis oublie la guerre, se souvient, dans le fardeau de la mémoire. Quelques jours d'une paix lumineuse, entre parenthèse dans le bruit des glaives et du sang. Parfois, des guerriers endurcis au combat écoutent une esclave chanter une berceuse troyenne à son bébé grec. Instant de tendresse... Ou bien d'autres instants encore où les combats s'arrêtent pour respecter le deuil des deux camps...
Survivre avec cela...
L'écriture de Pat Barker dit cela avec la pudeur d'une beauté tragique.
A la lisière du monde, d'autres guerres sont venues depuis.
Entre toutes les femmes, Briséis est celle qui dit la douleur universelle des femmes, otages des guerres.
Je continue d'entendre sa voix par-delà les plaines et les remparts de Troie, deux mille cinq cents après...
Femmes humiliées, martyrisées, tondues, violées, sacrifiées... Que ce soient dans les faubourgs d'Aleph ou de Groznyï, dans les villes pilonnées d'Ukraine, ou les stades de Kaboul...
Elles ont toujours payé le prix fort...
Entre toutes les femmes de Troie, l'autrice n'avait que l'embarras du choix. Dire l'Iliade au féminin, à travers leur mots, leurs yeux, leurs gestes, leur non-dits, leurs blessures, leurs silences...
Et puis les laisser repartir vers d'autres guerres...
Entre toutes les femmes du monde...
Les laisser venir jusqu'à nous.
Dépassant la dimension romanesque, acceptant d'entrer dans une sorte de vibration universelle..., les accueillir, combattre désormais auprès d'elles ainsi...
C'est pour tout cela que j'ai aimé ce texte, dans cette sororité à la fois lumineuse et douloureuse.
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