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Critique de Dorian_Brumerive


Publié en 1927, « La Trahison des Clercs » est un essai qui sur bien des plans semblera daté au lecteur qui le découvre un siècle plus tard, mais où sont exprimées, pour la première fois, des idées d'une grande pertinence, et qui le sont aujourd'hui plus que jamais. Julien Benda y dénonce avant tout la frénésie politique de ceux qu'il appelle les « clercs », qualificatif à comprendre dans sa définition première, c'est-à-dire, « membre du clergé ». Ceux qu'il appelle les « clercs », ce sont les hommes d'esprits, les hommes de lettres, les intellectuels, les penseurs, les philosophes, éventuellement les théologiens ou les évêques, ceux utilisent leur intelligence pour faire évoluer la société vers une certaine forme de sagesse, qui n'est pas nécessairement liée à l'idée, moderne pour l'époque, de progrès. C'est d'ailleurs ce qui inquiète Julien Benda qui se fait de la politique une idée assez négative, jugeant non sans raison que son application au sein d'une République, où chacun est à même d'en tirer un intérêt, amène la pensée collective vers des mensonges, des manipulations, des stratégies, des corruptions et des compromissions qui, toujours selon l'auteur, sont une perte de temps et de dignité pour l'élite intellectuelle du pays.
Pour autant, même si certaines de ses idées défendent sans ambiguïté l'idée d'un pouvoir oligarchique, non pas dans un souci de domination de la masse mais au contraire dans le souci de la préserver d'une aliénation inutile, Julien Benda ne s'attaque pas frontalement à la République ou à la démocratie, car très logiquement, il refuse de faire lui-même de la politique. Il se positionne en tant que philosophe, pour lequel le sens métaphysique de la vie se situe bien au-delà de la gestion administrative d'un pays.
Il renvoie ainsi dos à dos les nationalistes qui ne jurent que par la patrie, et les communistes qui ne songent qu'au triomphe des masses populaires. Toutes ces idéologies fédératrices nuisent selon lui à l'épanouissement individuel de chaque individu, ceux qu'il appelle les « laïcs », et plus encore aux « clercs » chargés de leur éducation, et qui, en sombrant dans la partisanerie politique, souillent le caractère sacré de leur fonction, qui est de s'adresser aux foules sans distinction, et non pas à diviser l'humanité entre partisans et ennemis politiques.
On reprochera à Julien Benda d'avoir de l'intellectuel, du penseur, une vision élitiste et même épiscopale. L'auteur effectivement ignore - ou feint d'ignorer - que sa vision globale et désincarnée du « clerc » est elle aussi fortement remise en question par les jeunes générations de son temps, qui y voient aussi une idéologie politique conservatrice qui ne s'avoue pas. Il est clair que pour Julien Benda, toute cette agitation politique perturbe une norme sociale qu'il ne songe pas un seul instant à remettre en question. En bon philosophe chrétien, il n'est pas un chantre de la religion, mais considère sur un plan philosophique que le message biblique et le culte auquel il a donné naissance forment la base naturelle de toute civilisation, et qu'il n'y a pas à y revenir. Par conséquent, la frénésie politique ne peut être à ses yeux qu'une incongruité, voire une hallucination collective, dans une société immuable basée sur les vertus morales. C'est là que se tient la grande faiblesse de son raisonnement. Comme le fera Cioran quelques décennies plus tard, Julien Benda sanctionne l'agitation vaine et orgueilleuse des hommes en se raccrochant au modèle chrétien, ce qui enlève beaucoup de force à son propos, car cela revient à préférer l'illusoire au dérisoire, en ce XXème siècle qui est précisément celui de la rupture profonde avec le spirituel.
Néanmoins, Julien Benda a le mérite, à son époque, d'être le premier à analyser le caractère séparatiste qui est en train de changer profondément la société française, et il frappe avec une grande justesse quand il accuse les élites intellectuelles de préférer, pour des questions d'intérêt, la posture à la recherche – car, une fois encore, pour Julien Benda, un « clerc » qui se politise sort de son rôle neutre et souverain, sans pour autant apporter grand-chose à sa cause par son engagement politique. Il y voit donc une nature compromettante, intéressée, identitaire, que l'Histoire a hélas confirmé. Pour autant, l'Histoire littéraire de France ne manque pas, depuis bien des siècles, de figures intellectuelles très tranchées, de Rousseau à Voltaire, de Victor Hugo à Hippolyte Taine, qui
ont été souvent en opposition avec les gouvernements ou les dogmes religieux en place, ne cachant nullement leurs dissensions profondes avec la mentalité de leur époque, mais il est vrai qu'ils le faisaient à titre individuel, sans chercher à rejoindre un groupe ou à en fédérer un nouveau autour d'eux. C'est sans doute ce caractère « moutonnier » qui dérangeait profondément Julien Benda, bien que cela aille forcément de pair avec l'installation d'une République qui reconnaît à chaque citoyen une totale liberté d'opinion, et une totale liberté de militer pour leurs opinions au sein de structures collectives.
Enfin, les lecteurs qui sont adeptes des sarcasmes ou des attaques directes en seront pour leurs frais : Julien Benda stigmatise des attitudes, mais nomme fort peu de ses collègues. Sa bête noire reste indéniablement Maurice Barrès, et il lui oppose avec un bel enthousiasme des citations modératrices et apaisantes d'Ernest Renan – connu pourtant pour des répliques cinglantes sur les libertés individuelles dignes de Léon Bloy.
Bref, « La Trahison des Clercs » a surtout aujourd'hui une valeur historique, car si les arguments de Julien Benda peuvent souvent être remis en question, le questionnement auquel il invite reste toujours d'actualité. D'autant plus que le « clerc » idéal vanté par Benda a désormais presque totalement disparu, et que la société n'a cessé depuis lors de se diviser chaque jour davantage en communautarismes hostiles, et que l'appauvrissement intellectuel des générations actuelles est véritablement effrayant. Il y a sans doute bien d'autres raisons à cela, mais la disparition quasi-programmée d'une culture populaire globale n'est sans doute pas pour rien dans cette déchéance, et à sa manière, Julien Benda fut l'un des premiers – si ce n'est le premier – à avoir senti cette montée des périls.
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