AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Dorian_Brumerive


« Mémoires d'un Jeune Homme Rangé » est assurément un petit chef d'oeuvre du roman de moeurs, où l'économie de personnages et de rebondissements, tous englués dans un récit linéaire parsemé de fausses alertes imaginées par Daniel Henry, permet de donner une image étonnamment réaliste de ce que pouvait être la jeunesse bourgeoise à la toute fin du XIXème siècle. Si le contexte a évidemment beaucoup vieilli, bien des conventions de l'époque étant tombées en désuétude, la consignation systématique, pré-proustienne et néanmoins fluide et factuelle, des jugements égarés de Daniel reconstituent avec une étonnante exhaustivité les dits et les non-dits d'une mentalité bourgeoise révolue, tout à fait mesquine, mais qui fait néanmoins encore écho en nous. le roman est d'une cruauté finement ciselée qui ne laisse jamais le lecteur suivre totalement l'idée de Daniel Henry. Tout le talent de l'écrivain est de disséquer cette pensée devant nous, en nous la rendant à la fois familière dans sa forme et étrangère par ses incohérences.
Mais si Daniel Henry est clairement déphasé par rapport à sa vie et aux personnages qui l'entourent, d'une manière qui pourrait évoquer aujourd'hui une forme d'autisme ou de bipolarité extrême, Tristan Bernard a eu l'intelligence de ne pas en faire un nouveau Candide. Daniel n'a que peu d'instincts envers les autres, mais il n'en est pas moins un pur produit de la petite-bourgeoisie de son époque. Il est naturellement fourbe et dissimulateur, imbu de sa personne, avide d'aventures mais traînant encore en lui quantité de peurs enfantines et un trop grand souci de considération qui le rend fatalement orgueilleux, et donc abruti par son orgueil. Peu sociable de nature, Daniel Henry n'en sera pas moins appelé à devenir l'archétype de la bourgeoisie commerçante à laquelle le vouent son nom et son rang. Touchant dans sa détresse, Daniel nous apparaît vite comme un fat et un imbécile dès qu'il croit trop en lui. Tout est habilement fait pour qu'on ne puisse se reconnaître en lui, bien qu'il soit tout aussi délicat de s'affirmer à soi-même qu'on ne lui ressemble en rien. En ce sens, Tristan Bernard installe dès le début de son oeuvre ce moralisme détaché qui marque toute sa carrière littéraire, et via lequel, dans chacun de ses romans, il a cherché à disséquer la bourgeoisie pour que ses lecteurs y constatent comme une évidence les travers qu'il jugeait les plus condamnables.
Cependant, il ne faut pas voir dans ce livre la seule figure de proue de Daniel Henry. Les personnages extérieurs y sont assez savoureux quoique souvent archétypaux. le côté à la fois timide et canaille d'Albert Julius, le personnage de belle-mère envahissante de Mme Voraux, l'orgueil bouffi de son mari et la lourdeur prétentieuse du père de Daniel sont là aussi d'une troublante vérité. Mais le personnage de Berthe est clairement le plus fascinant, car il fallait trouver la personnalité juste qui pouvait donner corps à tous les fantasmes de Daniel sans que pour autant le lecteur, qui ne la contemple qu'à travers les yeux du jeune homme, puisse se faire une idée exacte de la vraie nature de la jeune fille. Berthe est en effet assez insondable, avare de mots, retenue dans ses expressions, elle incarne magnifiquement cette sorte de femmes dont on ne sait jamais vraiment ce qu'elles pensent. Volontiers déclarative mais sans passion, intriguée par les paniques de Daniel mais assez pragmatique dans les consolations qu'elle lui donne, Berthe est une poupée creuse qui se prête aux rêveries sans jamais s'y abandonner. C'est dans la passion croissante qu'il a pour elle que le lecteur peut se sentir le plus proche de Daniel. Autant le jeune homme souffre d'une anxiété hallucinatoire dans bien des domaines, autant les angoisses que lui inspirent tel mot ou tel regard de Berthe sont communicatives. le jeu de masques est ici parfaitement retranscrit, avec un réalisme cruel, mais sans méchanceté. Pour Tristan Bernard, c'est la faiblesse même de ces personnages, leur peur de vivre ou de déchoir, qui en font des individus méprisables et vils.
Tristan Bernard, par la suite, et peut-être par crainte de se répéter, écrira essentiellement des romans ou se croisent plusieurs dizaines de personnages dans le cadre toujours restreint d'une tranche de vie assez abruptement découpée. Mais paradoxalement, par le minimalisme même de ce dramatis personae, « Mémoires d'un Jeune Homme Rangé » est un roman bien plus intemporel que les autres romans de Tristan Bernard. La vision du récit est réduite ici à la seule perception limitée de Daniel Henry, subtilement commentée par l'auteur pour qu'on ne s'y laisse pas prendre, et elle obéit avec prescience aux règles du roman psychologique moderne, répondant même aux goûts très actuels pour les auteurs ressassant narcissiquement leurs différentes formes d'incompatibilité sociale.
C'est en ce sens un livre à redécouvrir, ou à réimprimer, qui s'inscrit à la fois dans la démarche littéraire d'un Guy de Maupassant et dans celle cinématographique de Claude Chabrol. On songe rêveusement au film sublime que le grand réalisateur aurait pu tirer d'un tel roman…
Lien : https://mortefontaine.wordpr..
Commenter  J’apprécie          10



Ont apprécié cette critique (1)voir plus




{* *}