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Critique de ecceom


Les yeux ouverts des morts

"J'ai écrit ce livre dans une amertume sans fond. Un sentiment désespéré le traverse".

Comment pourrait-il en être autrement ?

François Bizot était installé au Cambodge depuis des années, pour y étudier les monuments et traditions boudhiques.
En 1971, sa route croise celle des Khmers rouges qui vont le détenir durant 3 longs mois. Là, il verra se mettre en place ce qui sera appelée la "machine de mort" faite d'interrogatoires, mauvais traitements, tortures et exécutions, sous couvert d'une idéologie criminelle et folle.

Libéré, il assistera en 1975 à l'arrivée des Khmers rouges à Phnom Penh. Servant d'interprète au Comité révolutionnaire dans ses relations avec les autorités françaises sur place, il sera encore un témoin privilégié. Il est un des rares prisonniers du tristement célèbre Douch (ou Duch) qui soit sorti vivant d'un des camps qu'il dirigeait.

Ce livre est admirable, même si je ne l'ai pas trouvé sans défauts (j'y reviendrais).

Bizot retrace parfaitement le climat de ce moment charnière et il ne cache aucune responsabilité. Les régimes politiques corrompus, la brutalité policière et militaire des forces gouvernementales, la "méthode grossière des Américains, leur ignorance crasse du milieu dans lequel ils intervenaient, leur démagogie maladroite, leur sincérité déplacée… " sont autant de facteurs expliquant la victoire des Khmers rouges sur "un ennemi en pleine déroute physique et morale".

Au cours de sa détention il voit ses camarades prisonniers "cesser de croire" à leur propre innocence (" peut-on être innocent quand on a des chaines ?") ou se figer docilement avant le choc fatal car les Khmers rouges connaissaient cette loi du fond des âges : "l'homme s'occit plus facilement que l'animal".

Il côtoie ces révolutionnaires "issus pour la plupart, de petits commerçants ou d'employés frustrés", qui n'ont "jamais fait la rizière", mais qui se représentent "idéalement le paysan Khmer comme un stéréotype de la révolution permanente" …qui doit "servir d'étalon à l'homme nouveau". Ce paysan devient un "héros dont tout le monde se moque, dans une guerre qui n'est pas la sienne".

Bizot avait tout compris dès 1971, de la nature de cette "nouvelle religion" inspirée des mythes et des règles de la religion boudhique : renoncer aux attaches matérielles, aux liens familiaux qui fragilisent, quitter parents et enfants, se soumettre à la discipline et confesser les fautes…des "10 commandements moraux" appelés "sila", comparables aux "10 abstentions" (sila) boudhiques. Il y a aussi la division de la population entre "initiés » et novices".

Il avait tout compris de la volonté des dirigeants communistes Khmers de "soumettre la nation à une mort initiatique", de réfléchir à "une méthode qui rende l'homme heureux malgré lui."

Il s'agit donc d'un livre important et terrible. C'est l'homme nu, avec ses faiblesses, ses contradictions, sa volonté de comprendre, de rechercher en permanence la part d'humanité chez le tortionnaire, pour connaître la sienne propre.

Et pourtant, je n'ai pas été aussi bouleversé que je l'aurais cru, car plusieurs aspects m'ont dérangé.

Il y a d'abord le sujet des relations entre Bizot avec Douch.
Je sais bien que l'homme par définition, ne peut être qu'humain avec ses forces et faiblesses, qu'il y a une part d'humanité dans chaque monstre...mais à un moment, la "compréhension" de l'auteur pour Douch m'a gêné.
Attention, j'ai bien conscience que Bizot ne confond pas la tolérance avec le pardon. Mais voir décrire Douch comme quelqu'un qui se livrait à "une recherche passionnée de droiture morale qui ressemblait à une quête de l'absolu" m'a été difficile.
Idem quand il avoue courageusement qu'il se surprend à éprouver pour Douch, de l'affection, au moment précis où se révèle sa cruauté, qu'il sent chez lui, une "souffrance constante" et voit dans leurs rapports, comme "une tension de l'âme, une sympathie élargie au-delà de la fraternité de circonstance".

D'ailleurs, quand Bizot retournera au Cambodge 30 ans plus tard, il se demandera comment "l'homme épris de justice" a pu devenir le "chef des tortionnaires", comment son "malheureux ami n'a subi aucune transformation. Rien n'a changé : en bon élève et sans faillir…il a continué le même travail".
Son libérateur était devenu bourreau et cette situation le trouble toujours.

Par ailleurs, quand Bizot parvient grâce à une ruse, à manipuler ses gardiens, il a cette phrase étonnante "Je retirais de ce petit jeu une vive satisfaction. Et de cette jouissance que j'éprouvais me vint l'idée que j'avais, moi aussi, les qualités pour à sa place, faire un bon bourreau".

Cette position consistant à préjuger que chacun peut devenir un bourreau, me dérange. On parle de quelqu'un qui a fait torturer et tuer systématiquement au moins 20000 personnes dans son camp du S21, sans jamais chercher à refuser ce rôle. Qui a obligé Douch à afficher cet absurde et horrifique commandement sur les murs du S 21 : ""Commandement no 6 : Il est strictement interdit de crier pendant qu'on reçoit des coups ou des décharges de fil électrique" ?

D'ailleurs, Douch joue de cette idée du monstre qui sommeille en chacun de nous, pour fuir ses responsabilités (lire à ce sujet, le remarquable L'Élimination .

Je n'arrive pas à adhérer à cette idée qu'il n'y aurait que des bourreaux qui s'ignorent et je suis plus à l'aise avec la position de Primo Levi selon laquelle toutes les zones grises du monde peuvent exister, mais les victimes sont les victimes, et les bourreaux bourreaux, un fleuve de sang et de souffrance les sépare à jamais.

Autre réserve : le style.
Il est souvent brillant, mais il empêche aussi parfois le souffle de l'émotion. Certaines tournures sont curieuses et donnent l'impression d'une "traduction" dans un style oriental qui déconcerte. Par exemple :(p 270) "D'épais coups de pinceau d'encre sombre interceptèrent le soleil, faisant monter dans l'air lourd des flèches électriques, qui zigzaguèrent en grondant dans le lavis du ciel".

La retranscription des dialogues m'a semblé parfois artificielle, comme dans ce long dialogue sur 12 pages,entre Douch et Bizot.
Qu'on retranscrive l'idée, bien entendu, mais l'exhaustivité…Comment qui que ce soit pourrait se souvenir de dialogues aussi précis ?

Dernier point, anecdotique sans doute.
Bizot a des silences troublants.

Ainsi, s'il parle souvent de sa fille Helen pour laquelle il s'inquiète, il ne semble guère faire cas de la mère de cette dernière. Qui est cette inconnue jamais appelée autrement que "la mère d'Hélène" ou "la mère de la petite" ? Pourquoi n'a -t-elle pas droit à un nom, là où tant d'inconnus sont partis sans laisser de traces ? Il la laisse partir sur les routes avec les autres forçats de l'exode de 1975. Qu'est-elle devenue ? Mystère*.

Autre cas (p 299) quand il fait l'objet d'avances par une jeune réfugiée : "elle dégagea mon sexe du short. Ses yeux mi-clos se révulsèrent, couvrant pudiquement son regard d'une gaze d'argent. Je traversai rapidement la cour… ". Que s'est-il passé ? Si j'osais, je dirais qu'il manque un bout...

J'ai bien conscience que ce sont là des broutilles, mais elles ont suffi à amoindrir le "plaisir" de cette lecture.

Peu importe. Il n'y a pas tant de réflexions aussi poussées servies par une telle expérience sur cet hallucinant moment de l'histoire.

A lire.

* Il semblerait qu'il soit parti à sa recherche en 1979, l'ait retrouvée et installée en France.
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