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Critique de Eric75


Proposer un épisode inédit des aventures du poor lonesome cow-boy, tout en se démarquant totalement du style habituel de la série, il fallait oser. Pari risqué, nom d'un p'tit Bonhomme, mais la réussite est bien là, et, sur la tête à Matthieu, elle ne tient pas qu'à un cheveu.

Mattieu Bonhomme s'attaque à un mythe. Car Lucky Luke, ce héros à la brindille innocente coincée au bord des lèvres et au six-coup réputé superluminique, fait depuis toujours partie de notre imaginaire d'enfant au sein de l'inoxydable quatuor de la bédé franco-belge : Tintin-Astérix-Lucky Luke. Oui, je sais, un quatuor en général ça se pratique à quatre, mais j'ai retiré Spirou qui ne m'a jamais paru à la hauteur. Ces bédés de notre enfance, nous les connaissions toutes par coeur, à force de les relire encore et encore, parce que les bédés étaient rares à l'époque, en tout cas, les bédés qui pouvaient passer entre mes mains. Par chance, Lucky Luke a été une bédé plus accessible que les autres, pour une raison toute simple : quelques albums en version souple étaient offerts gratuitement dans certaines stations-services, avec des pleins d'essence. Et voilà comment j'ai pu lire un jour mes premières bédés, en ces temps lointains, où la littérature et la bande dessinée n'entraient pas spontanément dans le budget familial. Merci Total.

Que ce soit pour commémorer la mort de Morris il y a 15 ans ou la naissance de Lucky Luke il y a 70 ans, cet album hommage est le bienvenu. Matthieu Bonhomme adopte une stratégie nouvelle et choisit un chemin résolument différent du prolongement actuel de la série cosigné par Achdé et Laurent Gerra. Ici, pas de pastiche parodiant la plume de Morris (Achdé fait merveille dans ce créneau) et pas de calembour rigolo ou de situation cocasse à la Goscinny (Gerra rempile pour la 4ème fois et, avec les talents d'imitateur qu'on lui connait, parvient à imiter le ton). Matthieu Bonhomme revient à la source de la série, aux premières intentions de Morris, avec une formidable évocation des westerns américains, de l'âge d'or (John Ford) à la période crépusculaire (Clint Eastwood).

Rappelons pour la forme les nombreuses références au cinéma d'Hollywood, déjà évoquées dans de nombreuses critiques : L'homme qui tua Liberty Valence, pour le titre, Impitoyable, pour la ville mise en coupe réglée, mais également, pour la mise en scène du duel, la famille de shérifs, et le personnage de Doc Wednesday, tous les films inspirés de la fusillade d'O.K. Corral.

Le scénario est inspiré, subtil, pas si manichéen que ça (contrairement à la plupart des westerns spaghettis de la bande dessinée). Nous apprenons comment une fratrie parvient à faire la loi dans Froggy Town (librement inspirée de Daisy Town) avec une mauvaise volonté manifeste, et pourquoi Lucky Luke, appelé à la rescousse par les notables de la ville, devient pionnier de la lutte anti-tabac et abandonne la cigarette au profit de sa fameuse brindille (l'absence de tabac, qui échappe invariablement au héros, est le seul gag récurrent de l'album).

Matthieu Bonhomme reste fidèle à son style de dessin où la nature est omniprésente, sauvage, et finement esquissée en quelques traits bien placés qui parviennent à évoquer la majesté des paysages des Rocheuses. le coup de crayon rappelle celui de la série Esteban qui l'a rendu célèbre, avec un petit supplément d'aplats de couleur pétante monochrome et vintage (rose, jaune, orange, mauve, bleu canard), recouvrant l'intégralité d'un décor ou d'un personnage, comme seul Morris osait le faire dans ses albums (et c'est la seule concession de Matthieu Bonhomme au style de Morris).

Ces aplats sont subtilement utilisés et obéissent à des codes symboliques. Par exemple, dès que Laura Legs – le personnage féminin glamour de l'album, dans tout western qui se respecte, il faut un personnage féminin glamour – apparaît, les cases précédentes, les personnages ou les objets du décor (la diligence et son attelage au grand complet page 27, le couple page 43, le fauteuil page 55) deviennent rose bonbon. Laura Legs est une vieille connaissance de Lucky Luke, elle le connaît depuis la tournée du « Grand-Duc » et son rôle a été joué à l'écran par la délicieuse Nancy Morgan, aux côtés de Terence Hill, dans un film sorti en 1991 inspiré de l'album Daisy Town.

Passons sur quelques références au Far West réel (« la main du mort » page 24 est le jeu qu'avait Wild Bill Hickok quand il s'est fait descendre en 1876 par une balle tirée dans le dos, sinistre présage, son enterrement a été payé par son ami Charlie Utter, dont nous découvrons par hasard le nom sur une tombe au premier plan dans un cimetière page 53) et revenons un instant au personnage de Doc Wednesday, l'un des personnages les plus intéressants de cet album.

Doc Wednesday fait bien entendu référence à Doc Holliday, l'ami des frères Earp. Même sonorité du nom, même profession, joueur de poker professionnel, as de la gâchette, une toux à cracher ses poumons (due à une tuberculose). Tous ces points communs apparaissent dans l'album et dans la vraie vie de Doc Holliday. Doc Holliday apparaît dans une bonne dizaine de films mettant en scène le fameux duel à OK Corral à Tombstone, aux côtés du shérif Wyatt Earp. Cet épisode de l'histoire de l'Ouest est également relaté dans plusieurs séries BD dont Blueberry et... Lucky Luke !

Mais l'indice le plus évident reste à venir. Dans la toute dernière page, sur une tombe, deux dates rappellent que Doc Holliday le tuberculeux, né (lui aussi) en aout 1851, mort (lui aussi) en novembre 1887 à 36 ans, avait survécu à tous les duels, avait réussi à échapper à toutes les balles, mais n'avait pas suffisamment pris soin de lui, un comble pour un Doc.

« Tu ne dois pas mourir. Prends soin de toi... Vis longtemps… Fais-le pour moi. » sont les dernières paroles de Doc Wednesday à Lucky Luke. « Oui Doc… Je te le promets. » répond Lucky Luke à Doc Wednesday. « Ouaip. Je vais prendre soin de moi. J'ai promis. » répond Lucky Luke à Laura Legs, à la dernière page de l'album, en abandonnant définitivement l'idée de fumer et en cueillant sa première brindille d'herbe sur la tombe de son ami.

Du grand art.
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