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Critique de Lulu_Off_The_Bridge


Le monde d'après le Débordement a cédé à ses plus infâmes sirènes. Celles du profit, de la machination, des complots et contre-complots. La métaphore est relativement transparente. L'économique a remplacé le spirituel et s'incarne dans l'hydre des Soixante-quinze. La Compagnie qui exploite le sel mauve n'a pas de visage, pas de nom, on lui suppose d'autres activités, mais lesquelles ? Son emprise est partout, dans les villes non mortes de la vieille Europe, dans les faubourgs de la Colonie, jusqu'au désert infesté par la lèpre et ce qu'elle touche a un goût de poussière. Comme jadis la main de Dieu, rien ne lui échappe, surtout pas ses colons, en réalité des employés sur qui elle a droit de vie et de mort. le roman parle peu des villes, Paris où évolue pourtant Book est à peine décrite sinon sous l'angle de ce qu'elle n'est plus. La Colonie est le laboratoire du roman, ville-mouroir délimitée en cercles précis, où les strates de population ne se côtoient qu'avec répugnance. Malgré ce que son emplacement (les rives du Jourdain) et son mode de peuplement (accueillir les rescapés d'un cataclysme, toutes nationalités confondues) pourraient laisser croire, on est très loin de l'utopie israélienne des débuts, et si l'on y pense évidemment, c'est pour mieux en concevoir un reflet perverti. La ville dépeinte rappelle plutôt les grandes heures de l'époque coloniale, et c'est loin d'être enthousiasmant. Bourgeoisie nécrosée retranchée dans ses quartiers, cyniquement nommés Hespérides, prolétariat muet et tout d'ombre vêtu, militaires avinés et semi-idiots, forment cette fausse Légion Étrangère : on y adhère pour faire oublier ses crimes passés et se couvrir d'une nouvelle peau. Au nom de la survie et de la préservation des privilèges, on assiste à des scènes d'une absurdité rare, à l'humour très noir et très grinçant, lorsque les six personnages décident de se débarrasser du corps du gouverneur décédé, par exemple.

Comment être un individu dans un système qui par principe vous déclare obsolète ? Dans le système de la Compagnie, l'individu est l'ennemi intime du profit, il convient donc de l'emmailloter si serré qu'il n'aura ni l'envie ni l'espace de se mouvoir. On endort à coup de fouet et de babioles, de décorations sans valeur que l'on retire brusquement. Et chacun de farfouiller dans le sable au lieu de lever le nez. Quand le Gouverneur décède, les Six errent dans les couloirs comme des poulets sans tête…
C'est alors qu'arrive le grain de sable. le grain de sable est un pirate. Un vrai, avec la chemise à jabot, le foulard et l'anneau d'or. Discordant... Peu à peu se dessine un système qui se mord la queue, qui va partir en flammes précisément grâce aux mécanismes qu'il a mis en place. Très fort. Vraiment très fort. le complot, la manipulation, principes de coercition, vont devenir des instruments de résistance…
Des paraboles sur le monde moderne et le capitalisme totalitaire, j'en ai lus d'autres. de plus virulents, plus brutalement pamphlétaires. Non que cette Femme de Loth ne soit pas une saine, une horrifique lecture, mais le propos n'est pas neuf. L'économie prenant le pas sur l'humain est une abomination et crée des monstres incontrôlables, on le sait. Quel ingrédient ici fait de ce roman d'aventures une oeuvre si singulière ? Après y avoir consacré quelques unes de mes insomnies, il me semble que la réponse, du moins celle qui a fait résonner la bonne cloche dans mon petit cerveau, est : le temps. le temps est un véritable enjeu.
ce monde-là a perdu son antique. Plus d'Italie, De Grèce, d'Égypte, les terres bibliques rendues au désert, les puissances européennes modernes décapitées. Plus de mémoire, plus d'histoire. Deux mille ans de civilisation transformés en mythe, comme l'Atlantide. le personnage de Phileas Book est à ce titre symbolique, lui qui a par hasard été envoyé chez une vieille tante quelques semaines avant le Débordement. Unique survivant de sa famille, Phileas n'existe plus, il s'assied sur les docks parisiens et pleure sur sa vie perdue (très belles pages, d'ailleurs, pas encore le Zola de « l'inondation », mais pas loin). Dans ce temps-là, il n'existe pas car il se souvient.
Monde accéléré, amnésique, terrifiant.
Et parce que nous sommes en Europe, justement, que du fond des âges, ce continent s'est construit en grande part autour de la Méditerranée, quoi de mieux que la mer pour exprimer le temps ? J'ai été frappé, au début du livre, par la faible place occupée par cette mer de tous les maux. Glissant très vite vers la Colonie et le désert, le roman fait de la mer un non lieu. Pour cause, cette Méditerranée-là n'est pas la nôtre. C'est une créature surgit des profondeurs, c'est la mer Morte impénétrable dans laquelle seuls les noyés s'enfoncent, et ses eaux mauves provoquent des hallucinations. L'ancienne mer, la bonne mer, reviendra plus tard dans le roman, et avec elle la mémoire, le goût du sel et des larmes. Et l'envie de lever le nez du sable.
La mer, la vie, la mémoire...
Lien : http://luluoffthebridge.blog..
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