Journal, tome 1 : La Nature est un talisman

4 janvier 1965 - Quand le langage répond à un appel qui ne peut être formulé par le langage, la littérature apparaît.

2084 - [Folio n° 994, p. 32]

23 septembre 1964 - Ces cahiers s'enchaînent avec celui que je rédigeais à l'âge de quatorze ans. L'intervalle m'a appris à situer des êtres et des institutions, à donner une signification à des notions abstraites : la mort, l'amour, l'ambition, l'injustice. J'ai dressé une carte. Me voici de nouveau face aux problèmes sans énoncés.

2065 - [Folio n° 994, p. 13]

13 février 1965 – Ce qui est écrit est perdu. La formule trouvée ne peut plus servir. Un livre n'est pas une table gigogne. Laisser reposer ce qui s'est coulé dans les mots, et le reprendre par un autre bout. Un ressassement décousu. Retourner les choses dans sa tête est bien dit. Les grands hommes d'action, c'est-à-dire les plus réfléchis de tous, ont une idée en tête, la prennent, la manipulent, la disloquent, l’abandonnent, la reprennent. Ce sont des obsédés qui s'accordent des temps de repos, des tortionnaires qui, entre deux séances, laissent un répit à la victime.

2125 - [Folio n° 994, p. 57]

Le refus d'endoctriner est signe de force. Les esprits mous ne résistent pas au prurit de prouver, démontrer, convaincre, prêcher.

Quand le langage répond à un appel qui ne peut être formulé par le langage, la littérature apparaît.

Le point de soudure entre intelligence et sensibilité évoque la charnière secrète entre monde visible et monde invisible.

24 janvier 1965 – Je ne cherche pas dans ces cahiers, à m'analyser. L'analyse grossit des état intermittents et inconnaissants, stimule entre eux des relations, combats, victoires, défaites. Bref, le comble de l'artifice. Ce que je voudrais, c'est étudier le point de rupture ou de continuité entre le monde réel et le monde hyperréel. Par hyperéel, j'entends, ce qu'il y a de plus réel dans le réel, ce qui se réduit le moins à l'abstraction. A la faveur de n’importe quelle occasion, même la plus ténue, tacher de saisir, non pas le résidu, aucun terme ne serait plus impropre, mais ce surcroît auquel conviendrait le mot sacré, s'il n’ait actuellement employé à tort et à travers. De même que ce qui s'exprime par le langage, ce qui s'exprime dans le monde ne peut être exprimé par le monde. Il fait aider le monde à accoucher de sa vérité.

2901 – [Le Livre de poche n° 994, p. 62]

13 février 1965 - … je voudrais, dans vingt ans, assis dans l'autobus qui me conduisait jadis au lycée Henri-IV, voir un étudiant, en face de moi, feuilleter et peut-être annoter un de mes livres. Songerie puérile qui met en lumière ce qui compte : la résonance d'une œuvre dans un esprit encore intact.

2118 - [Folio n° 994, p. 54]

24 janvier 1965 - Comme de Gaulle eût aimé être Churchill ! Il est vrai que Churchill lui-même, rencontrant, en juin 1940, dans la cour de la préfecture de Tours, Michel Clemenceau, a murmuré : « Quel signe ! » Le souvenir du vieux Tigre a aidé le vieux Lion, comme son propre exemple soutiendra, dans l'avenir, tous ceux qui auront à lutter seuls contre le sens de l'Histoire du moment.

2101 - [Folio n° 994, p. 37]

24 janvier 1965 – Un homme d'Etat a fait proclamer, par décret, la croyance à l'immortalité de l’âme. Dans l'Histoire, Robespierre a-t-il un compagnon ?

2906 – [Le Livre de poche n° 994, p. 65]