L'obscurité est synonyme de terreur.
Comme Emi aurait aimé ne pas avoir attendu toute une vie pour vivre ce moment. Mais on ne change pas le passé ; et le présent est tout ce qui lui reste
Hana a seize ans et ne connaît rien d'autre qu'une vie sous l'occupation. Le Japon a annexé la Corée en 1910, et Hana parle couramment le japonais, a appris à l'école l'histoire et la culture japonaises et n'a pas le droit de parler, de lire ou d'écrire dans sa langue maternelle, le coréen. Elle est dans son propre pays une citoyenne de seconde zone à qui ne sont laissés que des droits de seconde zone, mais cela n'entache en rien sa fierté d'être coréenne. Hana et sa mère sont des haenyeo, des femmes de la mer, des femmes qui travaillent pour leur propre compte. Leur communauté, issue d'un petit village côtier du sud de l'île de Jeju, plonge dans une crique invisible depuis la route principale menant à la ville.
"Je suis une haenyeo. Comme ma mère, comme sa mère avant elle, et comme ma sœur le sera un jour, ainsi que ses filles - je n'ai jamais été rien d'autre qu'une fille de la mer. Ni vous ni aucun homme ne pourrez me l'enlever."
Ma mère et moi sommes des haenyeo. Les hommes, nous ne leur devons rien. Seule la mer peut nous réclamer des dettes.
Hana se concentre sur la promesse que tout finira par s'arrêter, car tout finit toujours par s'arrêter – puis elle s'endort. Capable de contrôler son esprit, elle choisit ce qu'elle y laisse entrer.
Le chien a posé la tête sur ses genoux. Il sent la rosée du matin. Ses poils mouillés effleurent le dos des mains d'Hana. Dès son retour sur le camp, le chien ne l'avait plus quittée, comme s'il l'avait adoptée, elle, l'enfant perdue, puis retrouvée brisée par ces épreuves douloureuses. Le chien adore poser la tête sur ses mains croisées, quand la jointure de ses doigts s'enfonce dans les plis de la peau qui pend sous son museau. Ses yeux se lèvent alors vers elle, comme pour vérifier que tout va bien, et Hana baisse la tête pour plonger son regard dans ses grands yeux sombres qui clignent lentement en même temps qu'elle.
Tu pars ? Tu pars ?
M'abandonnes tu ?
Comment vivre sans toi
M'abandonnes tu ?
Je voudrais m'accrocher à toi
Mais si je le fais, tu ne reviendras pas
Je dois te laisser partir, mon amour !
Alors, pars et reviens-moi vite !
Dix heures par jour, six jours par semaine, Hana "sert" les soldats. Vingt hommes la violent quotidiennement. Le dernier jour de la semaine est consacré aux corvées.
C'est une chose étrange et terrifiante que de voir quelqu'un partir. Son père était là, respirait, pensait, bougeait, et l'instant d'après, plus rien. Plus de souffle, plus de pensée, plus de coeur qui bat. Le visage vide, placide. (...) Parti en un instant. Il avait suffi a Emi de fermer les yeux - un simple battement de cils - et de les rouvrir pour qu'il soit mort.