Il eut le sentiment que l'on s'adressait à lui, intimement, personnellement, que l'auteur débusquait tous les faux-semblants derrière lesquels les hommes s'abritaient pour mieux dissimiler leur désarroi et les accompagner vers la réalisation de leurs désirs.
...S. avait pu effectuer, en direct, un constat rédhibitoire : la pratique des chiffres, des courbes de croissance, des taux de rendement, mutilaient gravement un homme, s'il ne prenait pas l'infime précaution d'installer en quelque sorte un univers de sauvegarde, un escalier de secours en cas d'incendie, un monde dans lequel l'évasion et le plaisir n'avaient pas perdu droit de cité.
Se fondre dans la masse, observer l'anonymat des règles édictées par des inconnus, renoncer à la part de soi-même la plus précieuse, la plus créative, la plus émouvante. C'était l'impératif à atteindre...Être éduqué équivalait alors à mourir un peu.
Farida était fière d'avoir réussi à aimer cet homme, et d'avoir réussi à tisser des liens à nuls autres pareils.
Ainsi, il exista pour Farida, jeune adolescente, un endroit emblématique, cristallisation de tous les rêves : Sidi Bou Saïd, sur une falaise surplombant le golfe de Tunis. Un lieu d’harmonie, de tolérances, reconnues par la bohème, par tous les individus avides de dialoguer, de se découvrir, de confronter leurs aspirations, leurs craintes. C’étaient Montmartre et Saint-Germain-des-Prés fusionnés, la possibilité d’une utopie…
Ce lieu magique fut, dès les premières années de la vie de Farida Ben Hamrouche un référent, un coefficient, très fort, de son équation affective et mémorielle. Farida eut la tentation de s’installer à cet endroit, mais elle estima que ce repli, vers cet endroit idyllique, ce lieu témoin de travaux pratiques sur les libertés humaines, l’empêcherait de jouer un rôle, d’apporter sa contribution à toutes les batailles qui s’annonçaient. Sa présence permanente à Sidi Bou Saïd n’était pas une option satisfaisante pour elle, qui admirait tant les personnages, historiques ou issus du commun des mortels, qui plaçaient leur présence au monde comme prioritaire dans leur combat. Ce village, que Farida gardait dans son cœur, pourrait servir de pôle de ressourcement ; il l’aiderait à se régénérer, à entretenir l’espoir. Il existait, tel un rappel bienfaisant de la pertinence de ses attentes. Il pourrait constituer, le cas échéant, un précieux refuge.