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Critique de AnnaCan


« D'entre toutes les civilisations intelligentes possibles, l'humanité fera-t-elle partie de celles qui peuvent surmonter leur destin évolutionnaire ? Tout dépendra de la façon dont nous gérerons ce temps de cerveau libéré, le plus précieux de tous les trésors du monde connu. L'heure de la confrontation avec notre propre nature va sonner. Comme dans tous les récits initiatiques, le résultat de cette confrontation découlera de notre capacité à admettre ce que nous verrons dans le miroir. »

Le propos du livre est entièrement contenu dans ces lignes.
Le temps de cerveau libre, c'est-à-dire celui qui reste une fois qu'on lui a déduit le temps consacré à dormir, à se laver, à manger, au travail, aux transports et aux tâches domestiques a connu une augmentation sans précédent dans l'histoire de l'humanité. On estime qu'il s'établirait en moyenne à 5 heures par jour en France. C'est ce temps disponible qui fait l'objet du présent livre. Il représente en théorie un véritable trésor attentionnel, mais, en pratique, à quoi est-il consacré ? En dressant le constat passablement déprimant des usages, ou plutôt des mésusages que nous faisons de ce fameux temps libéré, le sociologue Gérald Bronner s'attache à montrer que ceux-ci découlent d'invariants communs à l'espèce humaine : les nouvelles technologies sociales n'ont pas créé notre besoin éperdu de reconnaissance ou notre goût pour le sensationnel, elles les ont juste considérablement amplifiés.

À quoi est donc consacré notre précieux temps disponible?
Je pense que vous connaissez tous le terme de junk food pour qualifier les aliments ultra-transformés qui réussissent l'exploit d'être à la fois extrêmement pauvres sur le plan nutritionnel et extrêmement riches en sucres et en mauvaises graisses, et qui, en flattant nos goûts les plus primaires, créent une véritable addiction. Eh bien, si l'on transpose ce concept de junk food aux contenus dont se nourrit notre cerveau au quotidien, on aboutit au constat qu'en moyenne plus de la moitié de notre temps libre est consacrée aux écrans, et, qu'en moyenne toujours, ce temps passé sur les écrans est majoritairement gaspillé à absorber des junk informations.
Que sont ces junk informations au juste ? Qu'est-ce qui retient le plus notre attention sur le « marché cognitif »?
Sans grande surprise, le sexe. Les vidéos pornos représentent aujourd'hui un bon tiers de la totalité des vidéos regardées chaque jour dans le monde.
Ensuite, la peur. Au milieu de la cacophonie ambiante, l'information qui suscite la peur retient tout particulièrement notre attention. Ce qui était un indéniable avantage au temps de la préhistoire où, pour survivre, il valait mieux avoir peur pour rien et prendre la fuite que ne pas s'alarmer et se faire bouffer par un ours, est devenu un réel handicap dans des sociétés soumises à un flux d'informations continu. Ainsi, l'agence Influence Communication qui scrute le fonctionnement des médias nord-américains a-t-elle relevé que l'année 2016, année de l'élection de Donal Trump, avait été marquée par un taux record de contenus informationnels relevant de la peur : 40%.
Souvent en lien avec la peur, vient ensuite la colère. Inutile de s'appesantir sur les effroyables méfaits de la colère, en particulier quand celle-ci s'empare de populations entières. Comme le résume la neuroscientifique américaine Molly Crockett : « L'indignation est un feu et les réseaux sociaux sont comme de l'essence. »
Le goût pour l'inconnu, la curiosité, profondément enracinés dans la logique du vivant, deviennent, dans un monde où les médias poursuivent jusqu'à l'obsession ce qui fait événement, très problématique. Pour attiser notre curiosité, les médias n'hésitent pas à accentuer, quand ils ne les créent pas de toutes pièces, l'incongruité ou la conflictualité de faits parfaitement anodins.
Enfin, notre besoin inassouvissable de reconnaissance qui nous pousse à poster des selfies à tout va, liker et disliker, pérorer à tort et à travers sur les forums, bref, à tout faire pour attirer l'attention. Ayant déjà longuement développé ce point dans ma critique des Liens artificiels de Nathan Devers, je n'y reviens pas.

Le propos de Gérald Bronner n'est pas de nous faire la morale, mais de nous éclairer sur les ressorts psychiques et biologiques du comportement humain.
« Rien n'est condamnable, en soi, dans l'expression de ces compulsions. Mais rien ne nous oblige non plus à en devenir les esclaves. »
Ces plaisirs attentionnels à court terme sont le fruit de mécanismes psychiques découverts dans les années 50. Ces mécanismes, baptisés circuits de la récompense par les chercheurs en neurosciences, ne sont pas mortifères en soi, bien au contraire. Ils jouent un rôle crucial dans la motivation de l'individu et de l'animal. le problème, c'est que lorsqu'on active trop fréquemment ces circuits du plaisir à court terme, on se met à générer un niveau de dopamine durablement élevé dans la zone postérieure du cerveau, qui aboutit à une redistribution des connexions neuronales dans cette zone au détriment du cortex préfrontal.
« Il se trouve que les neurones voient leur niveau d'excitabilité s'élever à mesure qu'ils sont excités par la dopamine. Pour obtenir le même effet, il en faudra toujours plus; cela décrit exactement ce qui se produit dans les phénomènes d'addiction. »

Notre appétence à titre individuel pour la jouissance immédiate qui détourne une part significative de notre précieux temps libéré vers des junk informations pose déjà un grave problème en soi : manque d'attention et de concentration, frustration, addictions parfois mortifères … sans compter que ce gaspillage du temps individuel représente un énorme gâchis en terme d'intelligence collective. Mais ce n'est pas tout. Ces informations, parce qu'elles s'appuient sur nos peurs, notre goût pour le conflit ou le sensationnel, nous présentent une vision terriblement déformée de la réalité, entretenant un rapport lointain avec la vérité, quand elles ne l'escamotent pas purement et simplement. Malheureusement, selon une loi énoncée par le programmateur italien Bardolini : « La quantité d'énergie nécessaire à réfuter des idioties est supérieure à celle qu'il faut pour les produire. » Autrement dit, rétablir la vérité est plus coûteux que de la travestir. Les théories complotistes et les fake news ont manifestement de beaux jours devant elles.

Enrico Fermi, prix Nobel de physique en 1938, estima qu'en tenant compte du nombre d'étoiles de notre galaxie et du nombre possible de systèmes planétaires gravitant autour d'elles ainsi que du nombre d'entre elles susceptibles d'accueillir la vie, le nombre de civilisations extraterrestres susceptibles de nous visiter était assez important. Or, à ce jour, en dépit de la mise en place d'un système d'écoutes de potentiels signaux extraterrestres, seul le silence cosmique nous a répondu. de toutes les hypothèses qui tentent d'expliquer le paradoxe de Fermi, l'une paraît s'imposer, nous dit Bronner, particulièrement inquiétante : une civilisation, où qu'elle se trouve, doit avoir dépassé un certain niveau de maturité pour se lancer dans l'exploration spatiale. Si l'espace reste silencieux, c'est parce que ceux qui ont eu l'occasion de faire un parcours similaire au nôtre se sont effondrés avant.

Les conclusions de Bronner, pour accablantes qu'elles soient, s'appuient sur des prémisses qui méritent d'être discutées. En ne s'intéressant qu'à la junk information véhiculée par les écrans (TV, jeux vidéos, réseaux sociaux, sites Internet), l'auteur passe sous silence la contribution de ces derniers en termes de joie, de connaissances, de sociabilité, de partage, de découvertes, d'émulation, etc. Pour ne citer que l'exemple de Babelio, nous sommes nombreux, une majorité sans doute, à considérer que le site nous apporte davantage de bienfaits que de méfaits. Par ailleurs, Bronner déplore le fait que la plus grande part de notre intelligence collective soit gaspillée, alors qu'on en aurait grand besoin afin de relever les immenses défis de notre temps. Oui, certes, c'est désolant. Mais n'en a-t-il pas toujours été ainsi? Les progrès enregistrés par l'humanité n'ont-ils pas été de tous temps le fait d'une infime minorité? Et même si une majorité de l'humanité enfin libérée des contraintes de la survie est bêtement occupée à assouvir ses plaisirs immédiats, il n'en reste pas moins vrai que le nombre de gens consacrant une part non négligeable de leur temps libre à des tâches fécondes n'a jamais été aussi grand.

« La pensée n'est qu'un éclair dans la nuit, mais c'est un éclair qui est tout. »
Henri Poincaré, La Valeur de la science.
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