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EAN : 9782130733041
372 pages
Presses Universitaires de France (06/01/2021)
3.98/5   322 notes
Résumé :
La situation est inédite. Jamais, dans l'histoire de l'humanité, nous n'avons disposé d'autant d'informations et jamais nous n'avons eu autant de temps libre pour y puiser loisir et connaissance du monde. Nos prédécesseurs en avaient rêvé : la science et la technologie libéreraient l'humanité. Mais ce rêve risque désormais de tourner au cauchemar. Le déferlement d'informations a entraîné une concurrence généralisée de toutes les idées, une dérégulation du " marché c... >Voir plus
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Essai très intéressant qui s'ouvre sur un questionnement : est-ce vraiment la fin de notre histoire humaine, ainsi que M. Francis Fukuyama le prédisait en 1989, au moment du grand basculement vers l'unilatéralisme de l'empire ? Comment quelqu'un de solidement formé intellectuellement peut-il souscrire à une telle bêtise. Vu d'aujourd'hui cela ferait presque sourire : l'histoire bien sûr ne s'arrête jamais...
M. Bronner va donc s'intéresser, au fil de cet essai très bien écrit, à notre bien commun le plus précieux : notre cerveau ! La première partie retrace cette victoire matérielle qui nous affranchit (enfin, ce qu'il reste de la classe moyenne occidentale, c'est un non-dit du livre) de tout un tas de contraintes chronophages.
Que faisons-nous aujourd'hui du temps libéré par les machines ? On est occupé à quoi finalement ? La deuxième partie du livre en fait le bilan : en gros, ce sont les écrans qui empiètent même sur notre sommeil . . . Pas les écrans de papi (TF1 et le temps de cerveau disponible...) mais ceux des bijoux technologiques qui se sont immiscés dans notre vie quotidienne, smartphones en tête. Avec tous les atours de la modernité : les réseaux sociaux, les achats en ligne etc...
Nous sommes devenus dépendants. Consentants. Demandeurs.
La troisième partie est plus prospective et justifie le titre de cet essai : l'apocalypse cognitive. Celle-ci repose sur la prise en compte de « notre appétence pour la conflictualité, de notre avarice cognitive, ou encore notre soumission aux injonctions de la visibilité sociale. »
Il y développe par exemple et entre autres, l'idée d'une conflictualité née de l'existence d'invariants de notre espèce (en particulier de ceux qui ressortent de notre cognition, notre cerveau de primates évolués) et des modèles intellectuels que notre (presque) toute puissance technologique nous ont amenés à construire.
Tout ceci nous amène à quoi ? Au risque ultime : l'extinction... Comme d'autres...
C'est le retour de Franck Drake, l'explorateur de l'espace qui a donné son nom à une célèbre équation (je sais c'est la deuxième fois déjà), le fameux N = R × fp × ne × fl × fi × fc × L. Avec l': la durée durant laquelle une civilisation est détectable.
Dans l'équation de Drake, ce l', durée moyenne d'une civilisation donc, est estimée à 10 000 an...
Quelle lecture avoir de la valeur de l', dans l'équation de Drake ? Difficile à analyser, notre cerveau ne semble pas cognitivement apte à gérer une organisation civilisationnelle de milliards d'habitants. La découverte des multiples exoplanètes et une maîtrise minimale des statistiques de base débouche sur un paradoxe : pourquoi n'avons-nous aucune nouvelle de l'extérieur ?
La solution la plus probable selon Mathieu Agelou (2017) serait l'instabilité endémique des civilisations intelligentes. D'où l'hypothèse formulée par Alexandre Delaigue : « Si l'espace est silencieux, c'est parce que tous ceux qui ont eu l'occasion de faire un parcours similaire au nôtre se sont effondrés (2017 aussi). »
Pessimisme ? Non, le dépassement de ce plafond civilisationnel ne pourra venir que de nos ressources intellectuelles, c'est-à-dire de notre capacité à concevoir une ingénierie de l'intelligence collective qui nous permette de dépasser les limites de nos cerveaux individuels.
Ce livre nous aide à en saisir les tenants. Il est presque formidable de ce point de vue....
Presque? Car apparemment aucune civilisation ne semble avoir réussi cet exploit et si j'allume mon poste de TV, si j'écoute ma radio, je me dis que ce n'est pas gagné...
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« D'entre toutes les civilisations intelligentes possibles, l'humanité fera-t-elle partie de celles qui peuvent surmonter leur destin évolutionnaire ? Tout dépendra de la façon dont nous gérerons ce temps de cerveau libéré, le plus précieux de tous les trésors du monde connu. L'heure de la confrontation avec notre propre nature va sonner. Comme dans tous les récits initiatiques, le résultat de cette confrontation découlera de notre capacité à admettre ce que nous verrons dans le miroir. »

Le propos du livre est entièrement contenu dans ces lignes.
Le temps de cerveau libre, c'est-à-dire celui qui reste une fois qu'on lui a déduit le temps consacré à dormir, à se laver, à manger, au travail, aux transports et aux tâches domestiques a connu une augmentation sans précédent dans l'histoire de l'humanité. On estime qu'il s'établirait en moyenne à 5 heures par jour en France. C'est ce temps disponible qui fait l'objet du présent livre. Il représente en théorie un véritable trésor attentionnel, mais, en pratique, à quoi est-il consacré ? En dressant le constat passablement déprimant des usages, ou plutôt des mésusages que nous faisons de ce fameux temps libéré, le sociologue Gérald Bronner s'attache à montrer que ceux-ci découlent d'invariants communs à l'espèce humaine : les nouvelles technologies sociales n'ont pas créé notre besoin éperdu de reconnaissance ou notre goût pour le sensationnel, elles les ont juste considérablement amplifiés.

À quoi est donc consacré notre précieux temps disponible?
Je pense que vous connaissez tous le terme de junk food pour qualifier les aliments ultra-transformés qui réussissent l'exploit d'être à la fois extrêmement pauvres sur le plan nutritionnel et extrêmement riches en sucres et en mauvaises graisses, et qui, en flattant nos goûts les plus primaires, créent une véritable addiction. Eh bien, si l'on transpose ce concept de junk food aux contenus dont se nourrit notre cerveau au quotidien, on aboutit au constat qu'en moyenne plus de la moitié de notre temps libre est consacrée aux écrans, et, qu'en moyenne toujours, ce temps passé sur les écrans est majoritairement gaspillé à absorber des junk informations.
Que sont ces junk informations au juste ? Qu'est-ce qui retient le plus notre attention sur le « marché cognitif »?
Sans grande surprise, le sexe. Les vidéos pornos représentent aujourd'hui un bon tiers de la totalité des vidéos regardées chaque jour dans le monde.
Ensuite, la peur. Au milieu de la cacophonie ambiante, l'information qui suscite la peur retient tout particulièrement notre attention. Ce qui était un indéniable avantage au temps de la préhistoire où, pour survivre, il valait mieux avoir peur pour rien et prendre la fuite que ne pas s'alarmer et se faire bouffer par un ours, est devenu un réel handicap dans des sociétés soumises à un flux d'informations continu. Ainsi, l'agence Influence Communication qui scrute le fonctionnement des médias nord-américains a-t-elle relevé que l'année 2016, année de l'élection de Donal Trump, avait été marquée par un taux record de contenus informationnels relevant de la peur : 40%.
Souvent en lien avec la peur, vient ensuite la colère. Inutile de s'appesantir sur les effroyables méfaits de la colère, en particulier quand celle-ci s'empare de populations entières. Comme le résume la neuroscientifique américaine Molly Crockett : « L'indignation est un feu et les réseaux sociaux sont comme de l'essence. »
Le goût pour l'inconnu, la curiosité, profondément enracinés dans la logique du vivant, deviennent, dans un monde où les médias poursuivent jusqu'à l'obsession ce qui fait événement, très problématique. Pour attiser notre curiosité, les médias n'hésitent pas à accentuer, quand ils ne les créent pas de toutes pièces, l'incongruité ou la conflictualité de faits parfaitement anodins.
Enfin, notre besoin inassouvissable de reconnaissance qui nous pousse à poster des selfies à tout va, liker et disliker, pérorer à tort et à travers sur les forums, bref, à tout faire pour attirer l'attention. Ayant déjà longuement développé ce point dans ma critique des Liens artificiels de Nathan Devers, je n'y reviens pas.

Le propos de Gérald Bronner n'est pas de nous faire la morale, mais de nous éclairer sur les ressorts psychiques et biologiques du comportement humain.
« Rien n'est condamnable, en soi, dans l'expression de ces compulsions. Mais rien ne nous oblige non plus à en devenir les esclaves. »
Ces plaisirs attentionnels à court terme sont le fruit de mécanismes psychiques découverts dans les années 50. Ces mécanismes, baptisés circuits de la récompense par les chercheurs en neurosciences, ne sont pas mortifères en soi, bien au contraire. Ils jouent un rôle crucial dans la motivation de l'individu et de l'animal. le problème, c'est que lorsqu'on active trop fréquemment ces circuits du plaisir à court terme, on se met à générer un niveau de dopamine durablement élevé dans la zone postérieure du cerveau, qui aboutit à une redistribution des connexions neuronales dans cette zone au détriment du cortex préfrontal.
« Il se trouve que les neurones voient leur niveau d'excitabilité s'élever à mesure qu'ils sont excités par la dopamine. Pour obtenir le même effet, il en faudra toujours plus; cela décrit exactement ce qui se produit dans les phénomènes d'addiction. »

Notre appétence à titre individuel pour la jouissance immédiate qui détourne une part significative de notre précieux temps libéré vers des junk informations pose déjà un grave problème en soi : manque d'attention et de concentration, frustration, addictions parfois mortifères … sans compter que ce gaspillage du temps individuel représente un énorme gâchis en terme d'intelligence collective. Mais ce n'est pas tout. Ces informations, parce qu'elles s'appuient sur nos peurs, notre goût pour le conflit ou le sensationnel, nous présentent une vision terriblement déformée de la réalité, entretenant un rapport lointain avec la vérité, quand elles ne l'escamotent pas purement et simplement. Malheureusement, selon une loi énoncée par le programmateur italien Bardolini : « La quantité d'énergie nécessaire à réfuter des idioties est supérieure à celle qu'il faut pour les produire. » Autrement dit, rétablir la vérité est plus coûteux que de la travestir. Les théories complotistes et les fake news ont manifestement de beaux jours devant elles.

Enrico Fermi, prix Nobel de physique en 1938, estima qu'en tenant compte du nombre d'étoiles de notre galaxie et du nombre possible de systèmes planétaires gravitant autour d'elles ainsi que du nombre d'entre elles susceptibles d'accueillir la vie, le nombre de civilisations extraterrestres susceptibles de nous visiter était assez important. Or, à ce jour, en dépit de la mise en place d'un système d'écoutes de potentiels signaux extraterrestres, seul le silence cosmique nous a répondu. de toutes les hypothèses qui tentent d'expliquer le paradoxe de Fermi, l'une paraît s'imposer, nous dit Bronner, particulièrement inquiétante : une civilisation, où qu'elle se trouve, doit avoir dépassé un certain niveau de maturité pour se lancer dans l'exploration spatiale. Si l'espace reste silencieux, c'est parce que ceux qui ont eu l'occasion de faire un parcours similaire au nôtre se sont effondrés avant.

Les conclusions de Bronner, pour accablantes qu'elles soient, s'appuient sur des prémisses qui méritent d'être discutées. En ne s'intéressant qu'à la junk information véhiculée par les écrans (TV, jeux vidéos, réseaux sociaux, sites Internet), l'auteur passe sous silence la contribution de ces derniers en termes de joie, de connaissances, de sociabilité, de partage, de découvertes, d'émulation, etc. Pour ne citer que l'exemple de Babelio, nous sommes nombreux, une majorité sans doute, à considérer que le site nous apporte davantage de bienfaits que de méfaits. Par ailleurs, Bronner déplore le fait que la plus grande part de notre intelligence collective soit gaspillée, alors qu'on en aurait grand besoin afin de relever les immenses défis de notre temps. Oui, certes, c'est désolant. Mais n'en a-t-il pas toujours été ainsi? Les progrès enregistrés par l'humanité n'ont-ils pas été de tous temps le fait d'une infime minorité? Et même si une majorité de l'humanité enfin libérée des contraintes de la survie est bêtement occupée à assouvir ses plaisirs immédiats, il n'en reste pas moins vrai que le nombre de gens consacrant une part non négligeable de leur temps libre à des tâches fécondes n'a jamais été aussi grand.

« La pensée n'est qu'un éclair dans la nuit, mais c'est un éclair qui est tout. »
Henri Poincaré, La Valeur de la science.
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L'essai de Gérald Bronner publié en 2021 repose sur un constat implacable : « le temps de cerveau disponible » n'a jamais été aussi important qu'aujourd'hui. Et notre avenir dépend de l'utilisation que nous ferons de ce temps autrefois dédié à un dur labeur. Selon que ce temps sera consacré à regarder des vidéos de chats, ou à approfondir nos connaissances, se dessinera un avenir très sombre ou porteur d'espoir.

« Apocalypse cognitive » est un essai foisonnant, parfois complexe, souvent passionnant, qui se propose d'aborder les enjeux relatifs à l'émergence d'un « marché cognitif », où se confrontent une demande et une offre de contenus numériques. Afin de nous éclairer sur le développement de ce marché d'un genre nouveau, l'auteur nous propose un décryptage très fin des mécanismes cérébraux mobilisés par l'offre permanente de contenus.

Hanté par la pandémie du Covid-19 qui a servi d'accélérateur au développement du marché cognitif, l'essai de Gérald Bronner revient sur ce monde à l'arrêt, dont le temps de connexion à différents contenus numériques (et notamment aux réseaux sociaux) a augmenté de manière exponentielle.

« Apocalypse cognitive » prend le temps d'analyser son sujet, de situer les enjeux, de tenter de comprendre les mécanismes en jeu. Et pourtant. L'essai publié en 2021 est déjà daté, sans que cela soit imputable à son auteur, qui ne pouvait prévoir l'émergence d'une Intelligence Artificielle capable de générer des contenus (livres, chansons, peintures, etc.). Si ce phénomène vient modifier le fonctionnement du marché cognitif tel que l'auteur l'envisage, il accroît surtout la pertinence des questions existentielles abordées par l'essai.

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L'auteur se montre facétieux lorsqu'il nous dévoile à la page 190 le véritable sens du titre de son ouvrage qui emprunte à l'Apocalypse selon Saint Jean. le titre peut ainsi de prime abord se comprendre comme « catastrophe cognitive ». En réalité, l'auteur s'appuie sur les étymologies latine et grecque d'apocalypse, qui signifient respectivement, « révélation », et « action de dévoiler une vérité auparavant cachée ».

S'il est parfois teinté d'inquiétude, le but de l'essai n'est pas de décrire la fin des temps, mais d'examiner les conséquences de la fluidification du marché cognitif, de dévoiler le dessous des cartes d'un phénomène au développement exponentiel.

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La première partie de l'ouvrage revient longuement sur la confrontation dérégulée de l'offre et de la demande du marché cognitif.

Son raisonnement s'appuie notamment sur les multiples mécanismes cérébraux qui expliquent notre pente « naturelle » à nous intéresser aux catastrophes, aux faits divers sordides, des informations qui mobilisent une forme de peur « archaïque » dévoyée. Il revient également sur appétit insatiable de nouveaux « like » sur les réseaux sociaux, permettant de sécréter la dopamine dont notre cerveau est si friand. Gérald Bronner revient ainsi en détail sur différents phénomènes documentés qui permettent d'expliquer les invariants ontologiques de la demande cognitive.

Après avoir établi la nature anthropologique de la demande, l'auteur s'intéresse à l'offre qui, selon lui, ne fait que satisfaire la demande. En bref, tout le monde prétend adorer Arte, mais préfère regarder un programme affligeant sur TF1. L'offre de qualité existe et « l'apocalypse cognitive » tient davantage à une demande paresseuse, avide de satisfaction immédiate, ou de sujets « sensationnels », pour des raisons complexes qui tiennent notamment à la nature même de notre fonctionnement cérébral.

On comprend que l'auteur n'est pas un adepte de la coercition et croit aux vertus du libre-échange même lorsque celui-ci concerne notre temps de cerveau « disponible ». Une position discutable qui est néanmoins défendue avec un certain brio.

Il me semble que l'auteur se trompe lorsqu'il ne voit nulle malveillance dans l'offre cognitive qui sature le marché, que TikTok (par exemple) est volontairement conçu pour abêtir les jeunes générations occidentales (en utilisant les mécanismes décrits par Bronner), et que l'addiction aux réseaux sociaux des plus jeunes doit être combattue, y compris par la coercition.

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L'auteur consacre un long développement à combattre la théorie de « l'homme dénaturé », élaborée par de nombreux esprits critiques qui considèrent que l'offre du marché cognitif est volontairement dessinée pour asservir les esprits, destinés à être dévorés par l'ogre capitaliste.

Il cite l'un des tenants de cette théorie, Jonathan Heller :
« Les mass-médias sont une usine déterritorialisée, dans laquelle les spectateurs se fabriquent eux-mêmes de façon à correspondre aux protocoles libidinaux, politiques, temporels, corporels et, bien entendu, idéologiques, d'un capitalisme en voie d'intensification croissante. »

La théorie de l'homme dénaturé implique une logique implicite d'intentionnalité, dans laquelle « les groupes dominants cherchent délibérément à asservir les foules ». Une thèse que défendait déjà Gramsci, pour qui les médias sont au service d'une bourgeoisie cherchant à asseoir sa domination sur la société.

Pour l'auteur, cette analyse refuse d'admettre le caractère anthropologique et donc inéluctable de nos pulsions, qui doivent certes être encadrées, mais qui déterminent la demande parfois peu glorieuse (sexe, sensationnalisme) du marché cognitif. Une demande à laquelle, selon l'auteur, l'offre ne fait que s'adapter.

Si une fois encore, Bronner défend son point de vue avec un certain brio, la question de l'oeuf et de la poule laisse perplexe. Est-ce vraiment l'offre qui s'adapte comme dans de nombreux marchés « classiques » à la demande, comme le soutient l'auteur ? Ou faut-il considérer le marché cognitif comme un marché « à part » dans lequel l'offre pourrait imposer son primat sur la demande ?

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La troisième thématique abordée est celle de la désintermédiation permise par le développement des plateformes numériques qui permet aux leaders néo-populistes tel que Donald Trump de s'adresser directement à leurs électeurs sans passer par les mailles des médias classiques.

Ce nouvel avatar de la dérégulation du marché cognitif ne laisse pas d'inquiéter, en permettant à quiconque d'asséner des contre-vérités avec une assurance qui laisse coi, laissant de côté toute tentative d'argumentation analytique.

En bref, la fluidification à l'infini du marché cognitif permet de propager des « fake news » à tout-va et nous fait entrer dans l'ère de la post-vérité. Ce contact direct entre les dirigeants et le commun des mortels permis par des outils tel que X (ex-Twitter) donne l'illusion de l'avènement d'une démocratie plus « authentique ». Ce n'est hélas qu'une illusion tant cette désintermédiation se fait au détriment de l'analyse, de la prise de hauteur, en un mot de la réflexion.

L'accélération inouïe de l'afflux d'informations vient saturer l'espace médiatique, qui souffre d'une absence de hiérarchisation, au détriment de sujets complexes tels que la situation géopolitique au Moyen-Orient, et au profit de faits divers scabreux qui captent une attention cognitive souvent trop paresseuse.

S'il est difficile de donner tort à l'auteur sur ce dernier point, rappelons qu'en 1986, les médias français nous ont doctement annoncé que le nuage de Tchernobyl s'était arrêté à la frontière avec l'Allemagne. Un mensonge éhonté que la multiplication des canaux d'information rendrait aujourd'hui impossible.

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Gérald Bronner conclut en rappelant les nombreux défis auxquels nous faisons face : dérèglement climatique, épuisement de nos ressources, possibilité d'une auto-destruction massive, et plus étonnant, conquête spatiale dédiée à la recherche d'une civilisation extra-terrestre.

La hauteur de ces défis doit conduire à ne pas sous-estimer les « effets pervers de la dérégulation du marché cognitif : en fluidifiant les relations entre l'offre et la demande, elle nous abandonne à des boucles addictives profondément enracinées dans notre nature ». Autrement dit, c'est parce que notre ressource cognitive est finie « qu'il faut en faire un usage raisonnable et considérer le cambriolage attentionnel comme un fait politique. »

L'auteur revient également sur l'abolition de l'ennui, pourtant nécessaire à la rêverie, créée par la présence permanente de téléphones, tablettes ou ordinateurs. En affirmant que « toute amputation de ce temps de rêverie à explorer le possible est une perte de chances pour l'humanité », il dresse un portrait très sombre des conséquences de la fluidification infinie du marché cognitif.

« On se tromperait donc gravement sur tout ce qui précède si l'on croyait que j'approuvais, même avec la pudeur de l'implicite, des mesures liberticides pour réguler le marché cognitif ».

Tout est dit, Gérald Bronner est un libéral qui préfère « réguler » qu'interdire et craint que le remède ne soit pire que le mal.

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« Apocalypse cognitive » évoque les dangers de la dérégulation du marché cognitif avec une hauteur de vue qui force le respect. Dans cet essai foisonnant, l'auteur aborde de nombreux versants d'une montagne bien difficile à gravir. Sans jamais tomber dans un catastrophisme racoleur, il dresse tout de même un panorama très inquiétant des conséquences de ce nouveau paradigme d'un monde virtuel qui prend une ampleur sans cesse grandissante dans nos vies, et mobilise, pour le meilleur et, hélas le plus souvent pour le pire, notre précieux temps de cerveau disponible.

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Deux remarques pour conclure.

La première concerne l'obsession de l'auteur pour le plafond de Fermi (plafond civilisationnel permettant d'accéder à la rencontre de civilisations extra-terrestres) qu'il développe dans sa conclusion. À supposer que ces civilisations existent, je ne sache pas que les rencontrer puisse être considéré comme un enjeu majeur.

La seconde concerne le développement exponentiel de l'Intelligence Artificielle générative, qui vient fluidifier à l'infini le marché cognitif en y insérant des contenus générés par des robots. Des contenus désincarnés sans aucune valeur intrinsèque, potentiellement totalement erronés, dont la multiplication éclaire d'une lueur crépusculaire le développement à venir du marché cognitif, en privant notamment les jeunes générations du temps consacré à la réflexion personnelle, un temps bientôt aboli par un clic sur Chat GPT, un clic qui résonne comme un clap de fin, et pourrait bien redonner au titre de l'essai son sens premier d'Apocalypse.

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Je remercie enfin sincèrement Anna@AnnaCan qui m'a permis de découvrir cet ouvrage aussi érudit que stimulant à travers sa superbe chronique que je recommande vivement.

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Le visage terrible de la Méduse peint par le Caravage et le titre de ce livre intriguent, et c'est sans doute le but recherché par Gérald Bronner, éminent sociologue, étant donné le sujet qu'il aborde dans Apocalypse cognitive.
Dans le texte, l'auteur expliquera que le mot apocalypse n'est pas à prendre dans le sens qui lui devenu commun, celui d'une immense catastrophe, d'un chaos final de la planète, mais bien dans son sens premier, tiré du grec qui est celui de dévoilement, de révélation; et que la Méduse est la réalité terrible de notre époque marquée par une certaine forme de déraison, que nous n'osons pas regarder en face, comme ce personnage de la mythologie grecque.

Car il s'agit bien de nous dévoiler, avec une argumentation fondée sur de nombreuses preuves scientifiques, que les humains, dont le temps de cerveau disponible a considérablement augmenté durant ces dernières décennies, ne l'utilisent pas pour se former, pour mieux comprendre le monde dans lequel ils vivent, mais, bien au contraire, ce temps libéré sert essentiellement à utiliser des processus profondément ancrés dans notre patrimoine génétique d'Homo sapiens, et plus largement d'hominidés et d'animaux.

L'ouvrage est structuré en 3 parties principales:

- Dans la première partie nous sont expliqués les facteurs qui ont contribué à nous dégager du temps libre, c'est à dire non employé au sommeil, au transport et au travail, aux tâches domestiques et aux activités sportives. Rien de neuf à ce sujet, progrès de la technologie dans tous les domaines, transport, automatisation et robotique ont réduit par exemple notre temps à parcourir de grandes distances, à exécuter des tâches ménagères, à échanger des informations, etc..Le temps de travail a baissé régulièrement. Ce qui est intéressant, c'est de nous rappeler combien ces progrès techniques ont suscité d'espoirs chez nos anciens en matière de développement de la connaissance et de la qualité de vie. Ainsi la citation optimiste de Jean Perrin datant d'il y a environ cent ans, qui rétrospectivement peut faire sourire, ou grincer des dents c'est selon: « les hommes libérés par la science vivront heureux et sains, et développés jusqu'aux limites de ce peut donner leur cerveau. Ce sera un Éden… » ou celles plus récentes relatives aux progrès de l'informatique vont très vite laisser place à une autre réalité. Et l'auteur nous montre dans ce chapitre que le temps disponible a été absorbé en majeure partie sur les écrans, conduisant majoritairement, surtout chez les plus jeunes, à une perte de disponibilité de l'esprit pour la contemplation ou même la rêverie, et une diminution inquiétante du temps de sommeil.

- Et qu'est ce qui se passe sur les écrans d'ordinateurs et de smartphones? C'est ce ce à quoi s'attache la deuxième partie, la plus passionnante et la plus argumentée, car Bronner, qui travaille beaucoup avec des neurobiologistes (ses travaux lui ont valu d'ailleurs de faire partie de l'Académie de Médecine) fait le lien avec les mécanismes comportementaux et cérébraux qui caractérisent notre espèce depuis l'origine et qu'elle a hérité, pour certains d'entre eux, de nos ancêtres simiens et pré-simiens. Après avoir décrit quelques particularités curieuses et uniques de notre cerveau importantes pour comprendre notre attitude face à internet telle la capacité à saisir une information qui nous concerne au sein d'un brouhaha de voix (effet dit « cocktail ») et au contraire notre difficulté à voir des images « parasites » ou secondaires lorsque notre cerveau concentre son attention sur un récit tel un film policier, Bronner passe en revue, et en n'est pas joli, joli, à quoi les humains passent majoritairement leur temps sur internet. Sans surprise, et cela a été déjà décrit dans d'autres études, le sexe, qui représente environ un tiers du traffic sur le web, 146 millards de vidéos visionnées par an en 2021, ces chiffres laissent rêveurs. L'auteur nous explique aussi que l'on trouve aussi parmi les visiteurs assidus, ceux des pays aux moeurs rigoristes, tels le Pakistan, l'Iran ou l'Arabie saoudite, je dis ceux volontairement, car si les statistiques ne peuvent identifier les individus, il fort à parier que ce sont majoritairement des hommes, puisque c'est déjà le cas en France où la gent masculine représente encore les trois-quarts dans une enquête récente. Plus intéressants sont les développements consacrés à deux émotions primaires, la peur et la colère. La peur ou l'hyper-vigilance à l'égard du danger peut être considérée comme un avantage sélectif qui a sélectionné dès l'apparition du genre Homo, et même à avant , les êtres les plus disposés à surestimer le danger. Comme l'écrit l'auteur, « nous sommes les descendants des peureux ». Mais ce qui était un avantage devient, à l'époque de l'internet et des réseaux sociaux, la cause du fameux principe de précaution, mais aussi de la propagation de craintes infondées et irrationnelles, telles celles du danger des vaccins, de la 5G, des compteurs Linky etc….qui aboutissent souvent à des incohérences de comportement, c'est à dire à vouloir une chose et son contraire. Dans le même ordre d'idée, l'agressivité et la colère qui représentent des émotions métamorphosées du danger, sont profondément enracinées dans notre cerveau. Et l'auteur nous montre de nombreuses études qui montrent que des informations se rapportant à des conflits entre personne se propagent beaucoup plus facilement sur le web, et font bien plus d'audience que des événements positifs. Et nous montre aussi que les médias d'information en continu l'ont bien compris, de même que les géants du web qui ont développé des algorithmes mettant en avant les événements de conflits. Et ainsi Bronner nous livre un décryptage de ce que des mécanismes mentaux hérités de nos ancêtres vont se retrouver considérablement utilisés et amplifiés par internet et surtout les réseaux sociaux, qu'il s'agisse de la curiosité (qui peut être un vilain défaut), la recherche à se distinguer des autres (pour autrefois se reproduire ou obtenir de la la nourriture), des croyances destinées à expliquer le monde qui entourait les hommes préhistoriques devenues ces théories diverses qui visent à simplifier un monde devenu toujours plus complexe. Et, bien entendu, le web offre une diffusion planétaire incomparable en vitesse et en nombre de personnes touchées. Et cette rapidité d'échange empêche de prendre le recul nécessaire et active les boucles addictives de notre cerveau. Bref, c'est à la fois passionnant et inquiétant, car on réalise que Cro-magnon n'est pas loin, que les espoirs fondés sur les progrès de la raison et de la science sont loins de s'être confirmés, que nous utilisons les outils modernes comme autrefois nos ancêtres les silex, les lances et les propulseurs.
- Enfin, la troisième partie aborde la question plus sociologique voire politique, de savoir qui manipule qui. Bronner y analyse en détail et avec de nombreuses références, la controverse selon laquelle les médias influencent nos goûts, comme le prétendent certains sociologues ou philosophes ou au contraire s'y adaptent, dans un logique de marché de l'offre et de la demande. le résultat est sans appel. Bien que beaucoup s'en défendent, ce sont les programmes qui ne demandent qu'un minimum d'attention et de réflexion qui font de l'audience TV; en 2014, année de son prix Nobel de littérature, Patrick Modiano aura un nombre de citations sur les réseaux proches de zéro, en comparaison de celles de Nabila! L'auteur montre que théories de philosophes, linguistes ou sociologues tels Marcuse, Adorno Gramsci, Chomsky, ou encore Bourdieu ou Debord , qui postulent que ce sont les hommes de pouvoir, les capitalistes entre autres, qui ont dès le départ utilisé les instruments de l'information pour asseoir leur domination sur les faibles, ne résistent vraiment à l'analyse des faits. Néanmoins, ce n'est pas le cas pour les néo-populismes qui utilisent sciemment les ressources d'internet et des réseaux sociaux pour promouvoir une démagogie sociale qui prétend s'adresser directement « au peuple » en ne passant pas par les médias, aux mains des soi-disant « élites », pour imprimer l'idée d'une «démocratie directe » passant par les réseaux sociaux, par les fameux référendums d'initiative citoyenne (comme si une génération spontanée d'idées pouvait se faire à partir d'un « peuple » au contours incertains), avec un discours qui s'adresse à notre cerveau primaire et ses ressorts archaïques que sont la peur, la « colère », la réaction immédiate, etc….

Dans sa conclusion, Gérald Bronner appelle à une prise de conscience planétaire de cette apocalypse cognitive, ce qu'il intitule avec humour la lutte finale, et nous rappelle que notre cerveau a toutes les ressources disponibles pour décider de son destin. Je suis beaucoup moins optimiste, voyant déjà, et c'est un point que n'évoque pas l'auteur, qu'une partie non négligeable de notre humanité vit dans des régimes dictatoriaux voire totalitaires, où l'expression est sous contrôle.

En conclusion, un ouvrage salutaire parmi d'autres de l'auteur tels la démocratie des crédules, ou d'autres remarquables par exemple ceux de de Empoli.
C'est aussi plein d'humour et de dérision, ce qui facilite la lecture.
Bien qu'il soit abondamment documenté, et fait appel à de nombreuses références scientifiques sérieuses, on peut reprocher, mais sans doute cela aurait été trop long, de ne voir que les motivations primaires («préhistoriques ») du plus grand nombre, et de ne pas mettre suffisamment l'accent sur la capacité de réflexion, de raison des humains. Après tout, le populiste Trump n'a pas été réélu, et il y a quand même des démocraties raisonnables. Mais le danger est réel, pourrait faire sombrer notre humanité, et une prise de conscience est urgente.
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Voilà un livre d'une incroyable densité. de la première à la dernière page. Un essai, pur et dur.

De quoi s'agit-il ?

Gérald Bronner, croise deux disciplines : la sociologie et la neurobiologie. Il met ainsi au service de son étude les dernières avancées en matière de connaissance des mécanismes profonds du cerveau humain (les circuits de la récompense en particulier) ET les phénomènes de société qui caractérisent l'augmentation toujours croissante du temps libre dont nous disposons (ce qu'il appelle le temps de cerveau disponible).
Et se demande pourquoi les écrans (Télé, ordinateurs, téléphones portables) prennent tant de place dans l'espace temporel qui a été libéré par les gains gigantesques de productivité effectués au cours des deux derniers siècles.

Autant le dire tout de suite, ce voyage d'une grande intelligence et d'une froide rigueur ne nous réserve pas que des bonnes surprises ! A vrai dire, il y en a un certain nombre de très mauvaises.

Il explique pourquoi l'usage que nous faisons de notre temps de cerveau disponible est pour une bonne part un gâchis. Car le cerveau est un "trésor" au sens cosmologique du terme. Un trésor qu'il est d'autant plus regrettable de mal l'utiliser que les défis qui se posent à l'humanité en ce début de millénaire nécessitent toutes les intelligences disponibles. Inutile d'être grand clerc pour comprendre que ce n'est pas vraiment le moment de gâcher ce trésor collectif.

Et c'est là que Gérald Bronner frappe fort. Il explique pourquoi les écrans sont venus percuter en plein vol les espoirs que l'on pouvait placer en tout ce "temps de cerveau disponible", comme dit, dont on a particulièrement besoin.

L'une des idées qu'il met en avant est que la profusion des informations qui découle de la multiplication des intervenants sur le « marché cognitif » nuit à leur qualité – ça, on s'en serait douté - mais aussi et surtout aux destinataires (monsieur tout le monde, vous et moi) qui sont déchirés entre satisfaction de leurs biais cognitifs (curiosité, colère, émotion, sexualité, haine) induits par notre cerveau et la rigueur nécessaire à l'analyse rationnelle capable de produire de vraies réponses.

Alors quelle solution ?

La seule sortie par le haut, estime M. Bronner, est de réfléchir à l'éditorialisation du monde, c'est-à-dire à la façon dont nous voulons élaborer un nouveau « récit du monde ». Il développe l'idée que nous pouvons, individuellement, participer à l'élaboration d'un « récit » de qualité si nous prenons conscience de nos biais cognitifs et que nous décidons de les tenir à bonne distance pour produire nous-mêmes un « récit » différent et salvateur. Particulièrement convaincant.

A tous les lecteurs : accrochez vos ceintures. C'est passionnant !
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Quels sont les Newton, les Einstein ou les Darwin qui ne pourront donner la pleine puissance de leur potentialité intellectuelle parce qu'une partie de leur rêverie aura été absorbée par des sucreries mentales plutôt que par le rude effort de l'exploration méthodique du possible ?
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On peut citer encore le célèbre Guy Debord :
"L'aliénation du spectateur au profit de l'objet contemplé (qui est le résultat de sa propre activité inconsciente) s'exprime ainsi : plus il contemple, moins il vit ; plus il accepte de se reconnaître dans les images dominantes du besoin, moins il comprend sa propre existence et son propre désir".
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Nous avons vu qu’une partie du marché cognitif s’est organisée pour stimuler des attentes profondément implémentées dans notre cerveau en jouant notamment sur les réseaux de production de dopamine. Dans un livre qui a eu un certain retentissement outre-Atlantique, The Hacking of the American Mind, le neuroendocrinologue Robert Lustig distinguait fermement la recherche du plaisir et la recherche du bonheur. Si le premier dépend directement de la production de dopamine, le second dépend, lui, de la sérotonine, qui crée une sensation plus durable. Or, la recherche du plaisir s’oppose bien souvent à celle du bonheur, y compris en termes chimiques. En effet, explique Lustig, la dopamine est un neurotransmetteur qui excite le neurone. Il se trouve que les neurones voient leur niveau d’excitabilité s’élever à mesure qu’ils sont excités. Pour obtenir le même effet, il en faudra toujours plus ; cela décrit exactement ce qui se produit dans les phénomènes d’addiction. Le professeur de l’université de Californie souligne que ce processus décrit le rapport que nous pouvons avoir à l’alcool, aussi bien qu’au sexe ou aux réseaux sociaux.

Nombre d’offres et de stimulations de notre environnement social convoquent la recherche de plaisir à court terme de notre cerveau. Tels les rats de l’expérience de James Olds et Peter Milner, nous aurons tendance à vouloir appuyer frénétiquement sur le levier à dopamine. L’objectif d’un certain nombre de marketeurs et de publicitaires est de nous faire confondre le plaisir et le bonheur. Contrairement aux rats, nous avons assez de ressources métacognitives pour comprendre que nous sommes enfermés dans des boucles addictives et en souffrir, mais pas toujours suffisamment de ressources mentales pour en sortir.

Il faut rappeler que les grands opérateurs du Net, que l’on nomme parfois les Gafam, ont délibérément utilisé ces boucles addictives. En juin 2019, Tristan Harris, un ancien ingénieur de Google, a décrit en détail, devant le Sénat américain qui l’auditionnait, les tactiques cognitives utilisées par ces géants du Web pour cambrioler l’attention de nos contemporains : stimulation des réseaux dopaminergiques (par les likes, les notifications diverses), enchaînement des vidéos qui, lorsqu’elles ne sont pas vues en entier, créent un sentiment d’incomplétude cognitive, incitation à faire défiler sans fin un fil d’actualité, incitations à la peur de manquer une information cruciale… Tout est organisé pour nous faire prendre le vide ou le pas grand-chose pour un événement. Les manœuvres qui visent à instrumentaliser les grands invariants de notre système cognitif sont désignées sous le terme inquiétant de dark patterns. Ces cadres de manipulation ne sont d’ailleurs pas si obscurs puisqu’à présent, tout le monde les connaît ou presque. Une entreprise au nom évocateur, Dopamine Labs, vend même aux concepteurs d’applications un outil leur promettant d’augmenter l’engagement des utilisateurs de 30 % en leur procurant des « shots de dopamine ».
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Les cobras, dont chacun connaît la dangerosité, proliféraient dans la ville de Delhi et le gouvernement d’alors eut la brillante idée de proposer une prime à chaque habitant présentant la dépouille d’un reptile qu’il avait éliminé. La conséquence primaire de cette décision correspondait bien aux intentions qui l’avaient motivée : on tua un grand nombre de cobras dans la ville de Delhi. Mais les conséquences secondaires, elles, furent inattendues. En effet, un certain nombre d’habitants se mirent à élever des cobras pour pouvoir toucher régulièrement la prime. Le pouvoir politique s’avisa bientôt de ce détournement et annula la prime. La conséquence ne se fit pas attendre : tous ceux qui avaient élevé ces serpents les relâchèrent dans la nature puisqu’ils avaient perdu leur valeur et la population de cobras dans la ville de Delhi fut plus importante que jamais.
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On aurait pu facilement prédire que nombre d’individus allaient utiliser cette nouvelle technologie pour regarder des vidéos pornographiques, mais pouvait-on imaginer l’ampleur de cette demande ? Avec une vingtaine d’années de recul, on peut à présent l’affirmer : ces vidéos sont celles qui sont le plus consommées sur Internet. On dénombre des dizaines de milliers de sites qui diffusent massivement ce type de films. Plus d’un tiers de vidéos regardées chaque jour dans le monde sont des produits pornographiques. L’industrie en elle-même génère près d’une centaine de milliards de revenu. L’humanité contemple chaque année 136 milliards de vidéos pornographiques.

À ce titre, le site Pornhub, leader mondial du secteur, livre des statistiques impressionnantes. En 2019, il battait tous les records avec 42 milliards de visites dans le monde, soit 115 millions par jour, tandis que 6,83 millions de vidéos étaient mises en ligne. Il faudrait passer 169 années pour les regarder toutes. Plus impressionnant encore, le nombre d’heures de vidéos regardées par minute s’élève à 10 498, soit, chaque année dans le monde, 629 880 années de temps de cerveau disponible qui s’évaporent dans la contemplation pornographique.

De telles données permettent d’approcher l’ampleur de la captation de notre disponibilité mentale que représentent certaines propositions sur le marché cognitif. D’ailleurs, cette étrange période de disponibilité mentale à laquelle nous a contraint le confinement lors de la pandémie de Covid-19 a été caractérisée par une augmentation du trafic Internet vers les sites pornographiques. Ainsi le leader mondial a-t-il vu une augmentation du trafic de 40 % au début du confinement, de même que l’on a vu sur les sites spécialisés une augmentation de 20 % à 30 % de l’offre de photos et vidéos érotiques amateur.

Il n’y a aucune condamnation morale implicite dans ce constat. Il s’agit juste de rappeler combien les mécanismes de marché ont une puissance de dévoilement. Cette mise à nu n’épargne pas les pays les plus religieux, qui affectent d’être moins concernés que les autres par ces compulsions sociobiologiques. Les données de recherches Google montrent que les pays musulmans, par exemple, figurent parmi les pays les plus consommateurs de pornographie : Pakistan, Égypte, Iran, Maroc, Arabie Saoudite…

Cependant, on peut discuter le sens de ces chiffres, en effet toutes les recherches de pornographie ne passent pas par Google. Par ailleurs, aucun de ces pays n’arrive dans les vingt premiers, selon les statistiques de PornHub. Là aussi, il faut rester prudent car il existe des spécificités régionales très marquées. Des sites comme xnss.com et xvideos.com sont beaucoup plus populaires que PornHub dans les pays arabes. La comparaison internationale a donc ses limites dans ce domaine mais rien n’affaiblit l’idée simple que, partout, quel que soit le contexte culturel, les êtres humains s’intéressent au sexe. Si on leur apporte des conditions sécurisées (au moins en apparence) pour consommer des vidéos pornographiques, ils le font. Plus les coûts sociaux de l’expression de nos désirs sont importants, plus ces derniers trouvent à s’exprimer à l’abri de la logique de marché. C’est pourquoi il est si passionnant d’examiner la vie du marché cognitif.

Internet, parce qu’il est l’outil le plus puissant à ce jour de la fluidification entre l’offre et la demande, permet d’ajuster l’agenda de ses désirs à la libre disponibilité de propositions pornographiques. Il offre une forme de discrétion, répond dans la seconde au moment où ce désir se manifeste (ce n’était pas le cas du film du samedi soir sur Canal+). Il permet de cibler une thématique spécifique et un temps de consommation en adéquation avec l’usage que nous voulons en faire. Sur ce point, les statistiques de Pornhub sont éclairantes : on est plus rapidement satisfait en Russie (avec 7 minutes et 48 secondes) qu’aux Philippines (avec 13 minutes et 50 secondes) mais, en moyenne, ce sont 10 minutes, et pas une de plus, qui sont consacrées par visite.

Il semble bien que l’image du cocktail mondial soit opérante. Dans ce brouhaha informationnel, la sexualité sous toutes ses formes opère facilement une capture de notre temps attentionnel, quoiqu’en puissent dire tous les Tartuffe de la planète.
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