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Critique de Isidoreinthedark


Depuis « Retour à Little Wing », son premier roman paru en 2014, Nickolas Butler construit une oeuvre singulière, explorant une Amérique rurale, où ses personnages côtoient une nature encore préservée, tout en affrontant les inégalités cruelles d'un rêve américain qui évoque parfois un cauchemar.

Dans ce nouvel opus, Cole, Bart et Teddy, trois trentenaires liés par une amitié indéfectible, sont associés d'une petite entreprise de construction à Jackson, dans le Wyoming. Une belle inconnue fortunée prend contact avec Cole pour leur proposer de terminer de bâtir une sublime maison au coeur des montagnes voisines, un diamant brut serti dans l'écrin d'une nature indomptée.

L'avocate californienne offre à « True Triangle Construction » une rémunération généreuse assortie d'un bonus de 150 000 $ par associé, à la condition expresse que les travaux soient finis pour le 25 décembre. Une date butoir qui ne laisse que quatre mois pour mener à bien un chantier ambitieux, situé en pleine nature, tandis que l'hiver glacial du Wyoming approche à grands pas.

Bart, célibataire connu pour son appétence suspecte pour la meth, est dubitatif. Cole, en instance de divorce, n'est pas insensible au charme froid de Gretchen, la riche avocate de la côte ouest. Il entrevoit surtout une occasion unique pour leur petite entreprise de cesser de se disperser, de petits chantiers en constructions sans envergure. Pour Teddy, marié et père de quatre petites filles, cette proposition ressemble à un cadeau tombé du ciel, susceptible d'assurer un avenir radieux à sa famille.

Les trois hommes savent qu'ils vont devoir travailler nuit et jour pendant quatre mois pour avoir une chance de finir le projet à temps et connaissent les risques. Et pourtant. Il y a l'appât du gain bien sûr. Mais pas seulement. Les trois hommes sont tombés sous le charme du lieu magique où la construction a débuté. Ils ont surtout une forme d'ambition chevillée au corps, celle de mener enfin à bien une réalisation qui sorte du lot, une demeure stupéfiante utilisant les matériaux les plus nobles, qui pourrait servir de référence et propulser « True Triangle » dans une autre dimension.

Au coeur d'une montagne à la beauté sauvage, où il n'est pas rare de croiser un orignal ou un ours, les trois amis vont se lancer dans un projet improbable. Quatre mois pour tenter de finir à temps « la maison dans les nuages ». Quatre mois au cours desquels ils iront au bout de leurs forces et même au-delà. Quatre mois qui changeront à tout jamais le cours de leurs vies.

« Sa vocation, comprenait-il mieux désormais, restait exactement la même que quand il était employé sur les pistes de ski ou dans un bar : il travaillait dans le secteur visant à satisfaire le dixième supérieur d'un pour cent de la population. C'était aussi simple que ça. »

En construisant une intrigue où une avocate dont le patrimoine se compte en dizaine de millions engage trois jeunes entrepreneurs, l'auteur examine l'envers du décor du rêve américain : le creusement sans fin des inégalités entre une ploutocratie à la fortune indécente et des travailleurs durs au mal qui peinent à boucler leurs fins de mois.

Cette caste d'ultrariches évoque une aristocratie d'un autre temps qui n'hésite pas à imposer les conditions les plus folles à une classe moyenne qui n'a pas les moyens de refuser l'argent sonnant et trébuchant qui lui est proposé.

Le contrat conclu entre Gretchen et « True Triangle » évoque un pacte faustien, qui conduit les trois hommes à tenter le tout pour le tout, au risque de perdre leur âme, pour une somme d'argent dérisoire comparée à la fortune de leur donneuse d'ordre.

« Même la ville était un mirage : elle donnait l'illusion d'incarner ce qui avait jadis été possible en Amérique au lieu de s'afficher sous ses traits véritables : un terrain de jeu exclusif pour les plus riches de la planète des riches. »

La munificence de la demeure que fait construire Gretchen, cette pyramide des temps modernes, ce lieu magique où « tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté » n'est pas le seul fruit du billet vert. Son éclat doit avant tout à la sueur, au sang et aux larmes versés jours et nuits par les travailleurs qui se sont succédé sur un chantier démesuré. Une débauche d'efforts, une prise de risques insensée et parfois tragique. Et pour quoi ? Un édifice somptuaire destiné à une seule personne, sans compagnon, ni enfant. Une riche avocate, qui n'a jamais compté ses heures facturées à des tarifs indécents, tout en rêvant d'un lieu qui comblerait enfin son désir d'absolu.

Nickolas Butler réussit la prouesse de maintenir une tension narrative constante, en construisant une intrigue où le suspense va crescendo. Il parvient à faire évoluer ses trois personnages qui prennent de l'épaisseur ou se perdent dans l'enfer de la meth consommée pour tenter de tenir les délais absurdes imposés par Gretchen.

Nickolas Butler nous offre surtout un roman en forme de réflexion sur le creusement sans fin des inégalités, qui signe la fin du rêve américain, sur l'avènement d'une ploutocratie qui dicte sans vergogne ses conditions aux travailleurs d'une certaine Amérique, qui n'ont d'autre choix que d'accepter l'argent qui leur est proposé. L'auteur nous rappelle la force de frappe de la Littérature, qui permet, au-delà de l'histoire qu'elle conte à son lecteur, de nommer la menace qui pèse chaque jour davantage sur la pierre angulaire de la société américaine : la liberté.

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