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Critique de 4bis


Paru en octobre 2021, cet essai est constitué de quatre parties encadrées d'une introduction et d'une postface :
1. Non-violence, pleurabilité et critique de l'individualisme
2. Préserver la vie de l'autre
3. L'éthique et la politique de la non-violence
4. La philosophie politique chez Freud : guerre, destruction, manie et faculté critique
La démonstration s'appuie sur des écrits de philosophie morale et politique ainsi que sur la psychanalyse pour constituer les fondements d'une pensée de la non-violence.
Penser que l'on doit protéger les autres car ils sont vulnérables revient à une forme de paternalisme qui, outre le fait qu'il hiérarchise les humains entre ceux qui ont le pouvoir d'aider et ceux qui ne sont que des objets de compassion, est loin de s'appliquer de manière universelle : nombreuses sont les personnes qui n'en sont pas bénéficiaires : les migrants, les Noirs que l'on étrangle ou tue quand ils ne font rien, les femmes tuées par leur conjoint ne sont pas de ceux dont on conçoive que leur vie vaille qu'on la pleure (c'est ce que Judith Butler, ou plutôt son traducteur, appelle la pleurabilité). Pire, on les soupçonne même de fomenter contre nous des désirs d'invasion, de destruction et c'est bien pour cela qu'on ne leur vient pas en aide : magistrale retournement de situation qui justifie notre violente indifférence et la délégation de notre responsabilité à la violence des forces de l'ordre par le fantasme paranoïaque que ces populations vulnérables pourraient en fait mettre en danger de notre intégrité. On n'est pas loin du ressentiment tel que le décrit Cynthia Fleury dans Ci-gît l'amer.
Mais plutôt que de céder à ces sirènes délétères, Judith Butler nous incite à dépasser cette impasse d'une l'individualité apeurée, hiérarchisant les humains entre eux pour se penser plutôt dans son rapport aux autres. Il s'agit de voir plutôt comment l'interrelationnalité est un angle plus opérant pour décrire nos vies imbriquées. Nous n'existons que dans un faisceau de dépendances multiples tant aux autres qu'à notre environnement et ce sont ces liens qui actualisent notre rapport au monde. Ces liens, ils sont loin d'être tous choisis et encore moins de nous apporter tous la félicité. Pourtant, même une relation ennemie est encore une relation et il ne s'agit pas tant de prétendre à une indépendance conquérante, telle celle qui fonde le mythe de l'homme à l'état de nature, que d'accepter l'ambivalence de nos relations avec le monde et avec nous-mêmes. Car cette condition d'êtres reliés et ambivalents peut constituer une définition de ce qu'est le vivant.
Et la non-violence là-dedans, me direz-vous ? Elle est une persistance de ce vivant, une opposition des corps à ingérer un modèle qui les nie. En ce sens, grève de la faim, manifestation silencieuse, présence dans un lieu interdit sont autant de signes, de corps qui imposent leur réalité en dépit d'un ordre politique qui les nie ou les accuse d'être violents par ces actes. C'est une manière de postuler, et donc de faire advenir, une « norme aspirationnelle », c'est-à-dire un autre imaginaire dans lequel les données historiques et politiques de nos Etats contemporains seraient dépassées par un horizon dénué des schèmes violents qu'ils contiennent intrinsèquement (Butler convoque Foucault à cet endroit de sa démonstration).
Bon, tout ceci est tout à fait stimulant. J'ai toutefois souffert à ma lecture d'un persistant sentiment de « tout ça pour ça ». C'est le premier essai de Judith Butler que je lise aussi ne sais-je si le style de la Force de la non-violence est particulièrement représentatif de son auteur. Mais j'ai eu, durant les premières parties, la sensation persistante de me trouver sur un manège : la mécanique se déployait, des concepts et des expressions se répétaient dans un rythme circulaire quasi hypnotique. Tout ceci provoquant chez moi deux impressions contradictoires : l'agacement de faire du sur place sur mon cheval de bois et de me voir répéter sous quatre formulations proches la même idée et, en même temps, le soupçon d'être totalement à côté de la plaque puisque je ne percevais pas l'intérêt qu'avait l'auteur à m'entrainer dans un nouveau tour et que ce que je croyais être un répétition était peut-être une substantielle variation. Je me suis demandé à un moment si c'était là l'oeuvre d'un auteur qui dicterait ses textes plus qu'il ne les écrirait. Les répétitions auraient alors davantage une fonction phatique que démonstrative. Et on aurait pu faire l'économie de beaucoup d'entre elles.
J'ai aussi eu l'impression que sous une rhétorique qui met clairement en scène les articulations de l'argumentation, parsemant le propos de « premièrement », « ensuite » et autres rappels, la démonstration n'était en fait pas pleinement logique, que là où j'aurais attendu une conclusion, une articulation avec un argument précédent ou un contre point, le discours prenait en fait une autre direction, apparemment tout aussi structurée et intéressante, mais qui laissait de côté le point que je croyais être le sujet de l'argumentation. Un peu comme si le cheval de bois du manège se faisait la malle et partait se mettre en orbite dans un autre carrousel. du coup, je reste sur ma faim et si j'ai chopé au passage quelques cadres interprétatifs tout à fait opérants, une conception de l'humain relié, la possibilité d'un imaginaire hors cadre, je ne parviens pas à saisir pourquoi il a fallu passer par ces étapes particulières pour le justifier. Pas plus que je ne pose de lien de nécessité entre les différentes parties de l'essai.
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