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Critique de Labyrinthiques


Il y a une forêt, il y a une ville. Une forêt si épaisse, si touf­fue, si laby­rin­thique qu'on n'en voit pas le bout du bout. Il y a une ville qui s'est assé­chée de toute végé­ta­tion : « toutes les plantes, à l'intérieur de la cité, avaient fané, perdu leurs feuilles, puis étaient mortes ».

Il y a un roi fati­gué qui rentre de guerre et qui ne retrouve plus le che­min dans cette forêt où les racines main­te­nant semblent s'élancer vers le ciel et les branches s'enfoncer dans le sol. Il y a une Reine marâtre et un Pre­mier ministre qui veulent pro­fi­ter de l'absence du roi pour s'emparer du pou­voir. Avec leurs hommes de main ils veulent encer­cler ville pour lui tendre un guet-apens mais ils se perdent à leur tour dans la forêt. Il y a une Prin­cesse qui se lan­guit de ne pas voir son père ren­trer et qui, hap­pée par un vieux mûrier dans l'enceinte de la ville, se retrouve comme par enchan­te­ment au coeur de « la forêt libre qui l'attirait tant ». Il y a aussi un jeune homme, comme tou­jours, qui s'inquiète de la dis­pa­ri­tion de la belle jeune fille au bal­con et qui, grim­pant à la cime d'un arbre, se retrouve lui aussi en pleine forêt. Et il y a sur­tout un oiseau extra­or­di­naire qui a « les plumes chan­geantes du fai­san, les grandes ailes puis­santes d'un cor­beau, le long bec d'un pic, et l'aigrette de plumes blanches et noires d'une huppe. » C'est cet oiseau-là qui appa­raît à chaque fois pour égarer ou gui­der les personnages…

Voici le décor : une forêt sans des­sus des­sous en lutte contre une cité for­te­resse qui la refuse. Voilà les per­son­nages : quatre pro­ta­go­nistes avec quatre moti­va­tions dif­fé­rentes qui se perdent dans la forêt, mais chuuut ! Je ne vous raconte pas la fin.

Italo Cal­vino nous pro­pose ici1 un conte pour enfant qui devient grand et pour grand qui rede­vient enfant. On peut y trou­ver plein de thèmes dif­fé­rents der­rière ces oppo­si­tions sys­té­ma­tiques d'éléments sym­bo­liques : nature/culture, vie sauvage/civilisation, langage/littérature, etc.

Voici un point de vue lin­guis­tique de Paul Braf­fort et une défi­ni­tion de la lit­té­ra­ture de Cal­vino qui peuvent appor­ter un autre éclairage :

« Dans Forêt-racine-labyrinthe la forêt toute entière a été le théâtre d'une fan­tas­tique per­mu­ta­tion des racines et des branches. L'auteur féru de lin­guis­tique qu'était Cal­vino n'ignorait pas que les arbres syn­taxiques (Claude Berge les appe­lait “arbo­res­cences”) se repré­sentent gra­phi­que­ment à l'envers, comme dans le conte. »

Paul Braf­fort, Italo Cal­vino sur les sen­tiers du laby­rinthe,
article paru dans le Maga­zine Lit­té­raire n°398, mai 2002

« Nous avons dit que la lit­té­ra­ture est, tout entière, dans le lan­gage, qu'elle n'est que la per­mu­ta­tion d'un ensemble fini d'éléments et de fonc­tions. Mais la ten­sion de la lit­té­ra­ture ne viserait-elle pas sans cesse à échap­per à ce nombre infini ? Ne chercherait-elle pas à dire sans cesse quelque chose qu'elle ne sait pas dire, quelque chose qu'elle ne sait pas, quelque chose qu'on ne peut pas savoir ? Telle chose ne peut pas être sue tant que les mots et les concepts pour l'exprimer et la pen­ser n'ont pas été employés dans cette posi­tion, n'ont pas été dis­po­sés dans cet ordre, dans ce sens. le com­bat de la lit­té­ra­ture est pré­ci­sé­ment un effort pour dépas­ser les fron­tières du lan­gage ; c'est du bord extrême du dicible que la lit­té­ra­ture se pro­jette ; c'est l'attrait de ce qui est hors du voca­bu­laire qui meut la lit­té­ra­ture. »

Italo Cal­vino, Cyber­né­tique et fan­tasme, texte d'une confé­rence pro­non­cée en 1967,
réédité dans La machine lit­té­ra­ture (Seuil, 1993).
Cita­tion extraite de l'article de Paul Braffort

On peut donc y lire une ten­ta­tive de récon­ci­lier des laby­rinthes a priori incom­pa­tibles, celui de la forêt touf­fue, sens des­sus des­sous, du lan­gage sau­vage qui retourne à ses racines, du babil dirait Barthes, du bar­bare dirait le grec et celui de la ville rec­ti­ligne et poli­cée, du lan­gage plus élaboré, plus civi­lisé régi par la syn­taxe, par la nor­ma­li­sa­tion gram­ma­ti­cale. Entre ces deux deux laby­rinthes qui s'opposent, un oiseau chi­mé­rique, un oiseau inventé et recom­posé par per­mu­ta­tion du lan­gage, un oiseau poé­tique (dans le sens de la créa­tion) fait le lien, perd ou guide celui qui le suit… Cet oiseau n'est-ce pas ce qu'on nomme tout sim­ple­ment la littérature ?

Extrait -

« Ce matin-là, la forêt n'était qu'un enche­vê­tre­ment de sen­tiers et de pen­sées per­plexes. le roi Clo­do­vée se disait : “Ô ville inat­tei­gnable ! tu m'as appris à mar­cher dans tes rues rec­ti­lignes et lumi­neuses et me voilà condam­ner à che­mi­ner dans des sen­tiers tor­tueux et embrouillés et me voilà per­dus !” Cur­wald [ndlr : le félon], lui, se disait : “Plus le che­min est sinueux, plus il convient à notre plan. Tout ce qu'il faut, c'est trou­ver l'endroit où, à force de se cour­ber et de se recour­ber, ce che­min rejoin­dra la route droite. L'ennui, c'est qu'avec tous les noeuds et tous les car­re­fours, je n'arrive pas à trou­ver le bon.” Ver­veine [ndlr : la prin­cesse], elle, pen­sait : ” Fuir ! Fuir ! Mais pour­quoi ? Plus j'avance dans la forêt, plus j'ai la sen­sa­tion d'être pri­son­nière. J'avais cru que la ville de pierre de taille et la forêt-labyrinthe étaient enne­mies et sépa­rée, sans com­mu­ni­ca­tion pos­sible. Main­te­nant j'ai trouvé le pas­sage, j'ai l'impression qu'elle se res­semblent de plus en plus… Je vou­drais que la sève de la forêt pénètre la ville et ramène la vie entre les pierres. Je vou­drais qu'au milieu de la forêt on puisse aller et venir, se ren­con­trer, être ensemble, comme à l'intérieur d'une ville…”» p.38 – 39
Lien : http://www.labyrinthiques.ne..
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