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Critique de Labyrinthiques


Le baron per­ché est un de ces nom­breux livres dont j'ai tou­jours repoussé, depuis l'adolescence, la lec­ture à plus tard. Fina­le­ment, après la lec­ture de Fils Unique de Sté­phane Aude­guy, je me suis dit : tiens pour­quoi pas le baron per­ché ! c'est peut-être le moment de lire ce roman ? Et c'est vrai qu'il y a entre les deux romans, écrits à 49 ans d'intervalle, un fil conduc­teur ténu : il par­tagent en effet pas mal de points com­muns en pre­nant un angle et un ton com­plè­te­ment dif­fé­rents : la fra­ter­nité, la mar­gi­na­lité de ses pro­ta­go­nistes, l'idéal de liberté, la croyance dans le pro­grès, un cer­tain regard iro­nique sur leur société contem­po­raine… et j'ai trouvé très plai­sant, à les lire rap­pro­chés, de tis­ser des liens entre ces deux ouvrages.

Le baron per­ché est donc un conte phi­lo­so­phique et fan­tai­siste qui fait par­tie, avec le Vicomte pour­fendu et le che­va­lier inexis­tant d'une tri­lo­gie sur­nom­mée Nos ancêtres. Phi­lo­so­phique, car en arrière plan de cette lec­ture on voit le pro­fil de Can­dide ou l'ombre de Zadig (peut-être aussi celui de don Qui­chotte ou de Cyrano de Ber­ge­rac pour la ren­contre entre fan­tasque et phi­lo­so­phique), por­tant un regard cri­tique et iro­nique sur la société qui les entoure. Fan­tai­siste voire fan­tasque, parce que le pos­tu­lat de départ du roman ne se pré­oc­cupe pas d'une quel­conque vrai­sem­blance : c'est en quelque sorte à un jeu enfan­tin que nous invite le nar­ra­teur : “On dirait qu'un petit gar­çon mon­te­rait à un arbre et qu'il déci­de­rait de ne plus en des­cendre…”; un jeu auquel le lec­teur doit adhé­rer sans remettre en ques­tion le pos­tu­lat ini­tial sous peine de “rater” l'essentiel du roman.

Cosimo Pio­vasco di Rondò (dit Côme Laverse du Ron­deau en fran­çais je trouve dom­mage de tra­duire en sono­ri­tés fran­çaises un patro­nyme ita­lien, au risque de lui faire perdre sa natio­na­lité) est l'aîné d'une famille noble de la Ligu­rie (région ita­lienne voi­sine de la Pro­vence fran­çaise) et son ave­nir, comme celui de tous les aris­to­crates de son époque, paraît tout tracé. Cepen­dant, Cosimo, à l'âge de 12 ans, pré­texte d'un dif­fé­rend avec son père concer­nant un plat d'escargots et décide de mon­ter dans les arbres et de n'en plus jamais redes­cendre. Ce qu'il va tenir jusqu'au bout. C'est donc l'histoire d'une fugue qui va durer 53 ans. Une fugue jon­chée d'aventures extra­or­di­naires et impro­bables comme en rêvent les enfants quand ils atteignent l'âge où le monde des adultes leur pèse et qu'ils vou­draient choi­sir “autre chose”.

C'est qu'il s'en passe des choses, là-haut dans les arbres : on y découvre le monde sous un angle dif­fé­rent et de ce fait on s'affranchit de ses pré­ju­gés, pre­nant les choses de la vie avec un recul que ne nous per­met pas le plan­cher aux vaches. On y ren­contre toute sorte de gens : des ban­dits, des pirates, des jésuites, de jolies filles, et même Napo­léon ; on y apprend la vie comme en vrai : l'émancipation, la lec­ture, la rébel­lion, la cruauté, l'amour fou, la fra­ter­nité uni­ver­selle ; on y est déjà haut per­ché, mais cela ne suf­fit pas, il faut encore s'élever davan­tage : ima­gi­ner une société uto­piste d'hommes et de femmes vivants dans l'égalité parmi les branches, faire la révo­lu­tion, cla­mer son goût de la liberté mais aussi sup­por­ter le poids de son pesant fardeau…

Je ne m'étendrai pas ici sur l'aspect moral et phi­lo­so­phique de ce conte, ce point étant déjà lar­ge­ment com­menté par ailleurs (voir la biblio-ouèbo-graphie).

Le nar­ra­teur, ce témoin, cet imposteur

Extraits :

« Un bruit de branches remuées, et voilà Côme essouf­flé qui montre sa tête au milieu des feuilles, en haut d'un grand figuier. Elle [Vio­lette], sa cra­vache à la bouche, le dévi­sa­geait, le nez levé, puis dévi­sa­geait les autres, du même regard écra­sant. Côme n'y tint plus, hors d'haleine, il lâcha :
- Tu sais, depuis l'autre fois, je ne suis plus des­cendu des arbres !
Les exploits que fonde une obs­ti­na­tion toute inté­rieure doivent res­ter secrets ; pour peu qu'on les pro­clame ou qu'on s'en glo­ri­fie, ils semblent vains pri­vés de sens, deviennent mes­quins. A peine eut-il pro­noncé ces paroles que mon frère aurait voulu ne les avoir jamais dites ; tout lui devint indif­fé­rent ; il eut réel­le­ment envie de des­cendre et d'en finir. » p. 57

« Ombreuse n'existe plus. Quand je regarde le ciel vide, je me demande si elle a vrai­ment existé. Ces découpes de branches et de feuilles, ces bifur­ca­tions ; ce ciel dont on ne voyait que des écla­bous­sures ou des pans irré­gu­liers ; tout cela exis­tait peut-être seule­ment pour que mon frère y cir­cu­lât de son léger pas d'écureuil. C'était une bro­de­rie faite sur du néant, comme ce filet d'encre que je viens de lais­ser cou­ler, page après page, bourré de ratures, de ren­vois, de pâtés ner­veux, de taches, de lacunes, ce filet qui par­fois égrène de gros pépins clairs, par­fois se res­serre en signes minus­cules, en semis fins comme des points, tan­tôt revient sur lui-même, tan­tôt bifurque, tan­tôt assemble des gru­meaux de phrase sur lit de feuille ou de nuages, qui achoppe, qui recom­mence aus­si­tôt à s'entortiller et court, court, se déroule, pour enve­lop­per une der­nière grappe insen­sée de mots, d'idées de rêves — et c'est fini. Février 1957 » p. 283

Le récit de ce roman est rap­porté par le frère cadet de Cosimo. C'est donc tout l'inverse de Fils Unique où le frère “non-conforme” tente de réta­blir, par un contre-récit, la vérité sur sa propre exis­tence et sur le men­songe odieux de son frère cadet. Ici le frère cadet — l'enfant modèle, celui qui reste dans les canons confor­mistes de l'aristocratie, « cet homme posé, sans grands élans ni tour­ments, un père de famille, noble par sa nais­sance, libé­ral dans ses idées, res­pec­tueux des lois » — raconte les tri­bu­la­tions de son frère aîné avec, tour à tour, une pro­fonde admi­ra­tion, une jalou­sie qu'il a par­fois du mal à conte­nir, une incom­pré­hen­sion totale (jusqu'à le croire fou), etc.

Un autre baron, celui de Münchausen, interprété par Georges Neville dans la célèbre adaptation de Terry Gilliam qui fut un désastre commercial
Un autre baron, celui de Mün­chau­sen, inter­prété ici par Georges Neville dans la célèbre adap­ta­tion de Terry Gil­liam qui fut un désastre commercial

Le nar­ra­teur ne cesse d'ailleurs de s'entourer de pré­cau­tions ora­toires, comme s'il était sou­mis à une déon­to­lo­gie (ana­chro­nique) de jour­na­liste : il jus­ti­fie tout ce qu'il sait de son frère per­ché (duquel il est fina­le­ment le grand témoin absent de ses exploits) en pré­ci­sant que les récits qu'il rap­porte sont recom­po­sés à par­tir d'éléments grap­pillés soit de la bouche même de Cosimo, soit de per­sonnes ren­con­trées, soit des rumeurs qui cir­culent au vil­lage voi­sin, avouant même par­fois qu'il s'imagine que ça s'est passé comme il le raconte.

J'ai trouvé cet élément bien sin­gu­lier : Cal­vino aurait pu faire racon­ter l'histoire par Cosimo en per­sonne, par le biais de quelque jour­nal per­son­nel retrouvé ou autre tour de passe passe que les écri­vains connaissent bien et qui aurait pu col­ler avec la per­son­na­lité de Cosimo. Il n'en est rien. Car, comme le rap­pelle la pre­mière cita­tion, rela­ter par soi-même ses exploits n'est pas glo­rieux et por­teur de sens. On peut pas­ser pour un van­tard, voire un boni­men­teur. Ces “exploits” doivent alors être racon­tés à la 3e per­sonne : la prise en charge par ce frère qui l'observe au pied des arbres semble donc s'expliquer naturellement.

Mais cela va plus loin que cela car en fin de compte : de même que le Baron ne peut jouir de sa liberté, de son pro­jet fou, que par l'entremise, par la dépen­dance, le bon vou­loir et la for­tune de ce frère, de même le récit de ses aven­tures ne peut prendre corps que sous la plume de ce nar­ra­teur tapi à l'ombre de ces arbres.

C'est alors que le der­nier para­graphe plonge le lec­teur dans une grande per­plexité : et si tout cela n'avait jamais existé, si tout cela, Ombreuse, ces arbres, ce baron, si tout cela n'était qu'invention, si la gran­deur du royaume de Cosimo, cette forêt d'Yeuse, de chênes et de mar­ron­niers, si tout cela n'était en fait que que le reflet de l'épaisse forêt que formes les lignes, “la bro­de­rie” de ce roman… et si le nar­ra­teur n'était tout sim­ple­ment qu'un créa­teur d'histoires…
Grim­per aux arbres comme à un livre

Une autre chose m'a fina­le­ment beau­coup séduit : Et si cet acte de grim­per aux arbres n'était pas une manière dégui­sée de décrire l'acte de l'écrivain et par conta­mi­na­tion, celui du lecteur.

Moi, lec­teur je me sens comme Cosimo : je suis un jour monté dans un arbre qui s'appelait un livre, qui était de même matière — mélange de bois, de sève et de temps — et poussé par un sen­ti­ment d'ivresse, de liberté, de soif de connaître, j'ai décidé de ne plus en redes­cendre. Ainsi depuis je saute de page en page, de livre en livre en espé­rant ne plus jamais en descendre…

Pour conclure, le baron per­ché est une oeuvre drôle, avec plein de petits tiroirs d'où sortent des sou­rires, des clins d'oeil, une oeuvre ludique qui quelque part nous ramène à nos cabanes d'enfance ou à nos esca­pades dans les arbres… Au final je me dis que c'est une oeuvre qu'on a plus inté­rêt à lire quand on est adulte, quand le temps est loin où l'enfant que nous étions che­vau­chait les arbres et qui, contrai­re­ment au baron, a fini par redes­cendre de sa branche…
Lien : http://www.labyrinthiques.ne..
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