« Comme un chat je me suis faufilé doucement jusqu’au salon. Mon père ne s’est même pas aperçu que j’étais auprès de lui. Assis là, son verre de raki à la main, il avait le regard figé sur des lieux très anciens. A la lueur de la lune, ses yeux bleus brillaient plus que jamais. L’eau reflète la lumière, en effet. Jusqu’à ce jour, jamais je n’avais vu un tel chagrin sur le visage d’une personne. »
Je comprends la vie, seulement, je ne parviens pas à m’y résigner.
Si j'étais le héros d'un film d'action suisse, peut-être aurais-je pu passer par la bande d'arrêt d'urgence, mais dans notre beau pays, tous nos concitoyens sans exception sont tellement pressés de réaliser la fusion froide, de trouver une thérapie contre le cancer, de parfaire le projet architectural de la version définitive de la Sagrada Familia et autres affaires d'une telle extrême urgence, que personne n'a ni le temps ni la patience de laisser ainsi de futiles espaces vides sur la chaussée.
« Lorsque mon père a eu terminé son histoire bizarre et qu’il m’a laissé en tête à tête avec ma propre obscurité, j’ai songé qu’à un autre moment j’aurais pu en pleurer. Dans ce monde merdique où chacun portait le poids de tout un monde sur ses épaules, je me comportais avec trop peu d’empathie, voire trop de cruauté avec les gens. Surtout avec ma mère. Pourtant, la raison pour laquelle j’avais enfoncé ma tête sous l’édredon et mordu l’intérieur de mes joues ne relevait pas du chagrin, mais d’un sentiment qui ressemblait à l’allégresse. C’était une douce euphorie, provoquée par la disparition miraculeuse du voile devant mes yeux et donc par ma résolution du crime. »
Voilà des questions qui dépassaient notre entendement de mortels ; tout ce que je sais, c'est que, si Aristote avait connu ma mère, il aurait écrit autrement les règles de la tragédie ; d'ailleurs probablement qu'après quelques vaines tentatives, il aurait entièrement renoncé à cette entreprise.
En désespoir de cause, je me suis mis à cogiter sur ce sujet merdique qu'on appelle la vie.
Mon oncle Nébi , eu égard au fait qu'à chacune des rares visites qu'il nous rendait il me donnait en étrennes le plus gros billet en circulation, avait plus ou moins gagné ma sympathie; et c'est ainsi que j'appris la nouvelle de sa mort . Qui sait ? S'il n'avait pas fallu , dès l'instant où il quittait notre appartement , que je remette à maman le billet de banque en question , peut être me serais-je attaché à lui d'un amour d'autant plus profond.