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Critique de Creisifiction


Oeuvre majeure de l'écrivain brésilien Lúcio Cardoso (1912-1968), cité souvent par la critique spécialisée parmi les textes en prose les plus importants de la littérature brésilienne, à côté de «Mémoires Posthumes de Bras Cubas », de Machado de Assis, ou du «Diadorim» de Graciliano Ramos, Chronique de la Maison Assassinée ("Crônica da Casa Assassinada" – lu en V.O.) fut pourtant accusé d'immoralité au moment de sa parution, qualifié entre autres par un critique de l'époque de «fait appartenant plutôt au registre scatologique que littéraire»!
Porté par une langue soutenue, subtilement ouvragée, baignant dans une atmosphère à la fois lyrique et dégénérescente, le roman paraît en effet extraire de l'ambiguïté cultivée entre son style recherché et esthétisant et un propos transgressif et dérangeant, en même temps qu'un cachet et une signature littéraires propres, une aura sulfureuse et scandaleuse qui le poursuivrait durant longtemps. L'on peut en tout cas, à sa lecture, comprendre les raisons du choc qu'a pu occasionner chez certains lecteurs et critiques, en 1959, au moment de sa publication au Brésil, le récit détaillé d'un amour incestueux entre une mère et son fils, amour partagé, décrit ici du point de vue strictement subjectif de ses protagonistes et placé au centre de l'intrigue.
Roman-feuilleton, Chronique de la Maison Assassinée dresse tout d'abord deux magnifiques portraits de femmes à l'épicentre d'une narration aux accents mélodramatiques qui, au besoin, ne reculera pas devant le risque de verser dans un certain pathos. Deux portraits complexes et fascinants, en premier lieu celui, inoubliable, de Nina, personnage principal du roman, femme-enfant à la beauté envoûtante, instable et énigmatique, fragile et impulsive, mère incestueuse, personnage « pasolinien» par excellence qui, à l'image de l'Ange exterminateur, fait irruption dans l'univers intime de la famille Meneses pour accélérer une ruine déjà prévisible ; celui d'Ana ensuite, à la personnalité effacée, femme de l'ombre soumise aux apparences sociales et aux injonctions patriarcales des Meneses et qui, au fur et à mesure, prise en étau par la frustration et par la fascination incontrôlable exercée par la féminité épanouie de sa belle-soeur, ainsi que par la jalousie mortifère qui en résulte, finit par se laisser entraîner dans une spirale malsaine où ressentiment et haine deviendront progressivement indissociables d'une forme de jouissance exaltée et morbide.
Sur fond d'une chronique de moeurs d'une petite ville de province, conservatrice, aristocratique et passéiste, située dans l'un des états les plus attachés à la tradition au Brésil, le «Minas Gerais» (et d'où l'auteur était également originaire, ayant lui aussi subi les ravages subjectifs provoqués par la morale catholique stricte y sévissant à l'époque, du fait notamment d'une homosexualité qu'il finirait par assumer, néanmoins dans la tourmente, Lúcio Cardoso étant lui-même croyant - éléments d'un conflit intime très présents dans la genèse de son oeuvre littéraire), Chronique de la Maison Assassinée se révélera en même temps fin roman psychologique, dans lequel le thème classique de la tension entre la violence des passions et l'affirmation de soi d'un côté, la faute et le besoin d'expiation et l'assujettissement aux rôles assignés par la société et la famille de l'autre, occupe une place prépondérante, lui conférant y compris des accents quelquefois bibliques et «claudéliens».
L'ouvrage ferait penser, en définitive, à un patchwork minutieusement tissé à partir de fragments et d'échantillons de tessitures littéraires de premier choix que l'auteur aurait assemblées ici d'une manière tout à fait remarquable. Selon les passages et suivant ses lecteurs, le style de narration de Lúcio Cardoso pourrait ainsi faire penser à ces textes empreints d'un élan romantique, irréfrénable et contrarié, teintés d'une certaine tonalité gothique, propres au XIXe, ou alors évoquer ces sommets atteints par le roman psychologique du début du XXe, portés par un art consommé de la suspension faisant constamment vaciller l'appréciation du lecteur vis-à-vis des motivations profondes qui animent leurs personnages (et dont les maîtres absolus se nommeraient Henry James et Marcel Proust…), ou bien encore la peinture haute en couleurs d'atmosphères familiales délétères, oppressantes et cauchemardesques, faites de frustration, de violence à peine déguisée, de déchéance morale et de perversions inavouables, concoctées par la palette magistrale d'un Tennessee Williams.
Bien que s'inscrivant sous un ton et sur des registres somme toute classiques, avec une approche fondamentalement réaliste et un scénario en apparence tiré au cordeau, l'oeuvre ne se laissera cependant pas facilement apprivoiser par son lecteur. L'intrigue, développée sous forme de flash-backs, sorte de puzzle à reconstruire par ce dernier, est sous-tendue exclusivement par une narration indirecte et polyphonique fabriquée à partir d'extraits divers de journaux intimes, de lettres personnelles et de témoignages écrits provenant non seulement des membres de la famille Meneses, mais également d'une domestique de la maisonnée, du médecin ou du prêtre-confesseur de la famille, d'amis proches, ainsi que d'autres personnages secondaires qui les avaient par moment côtoyés -, le tout ayant été visiblement rassemblé par un narrateur qui semblerait en train de mener une enquête sur les secrets de famille, les évènements dramatiques à l'origine de la déchéance des Meneses et de la ruine de l'imposante propriété rurale de la famille, mais dont le lecteur, en fin de compte, ne peut qu'imaginer l'identité (qui ? pourquoi ?). Cardoso met ainsi en oeuvre un dispositif littéraire efficace, astucieux, comportant des zones d'ombre qui induiront quelques tâtonnements subtiles à la capacité de jugement et de discernement du lecteur, ce jusqu'à à un dénouement quelque peu spectaculaire mais, paradoxalement, à examiner de près, toujours énigmatique et suspensif.
Soumis à des impressions et à des sentiments contradictoires, entre vérité et mensonge (ainsi le style d'écriture, par exemple, très soutenu, littéraire parfois à la limite du «précieux», restera invariablement inchangé, ce indépendamment du support - journal intime, témoignage ou lettre -, ou, ce qui est encore plus étrange, du niveau de langue ou d'instruction supposés à chacun des scribes, qu'ils soient prêtre ou domestique - ?-), le lecteur se voit aussi par moments partagé entre des sentiments d'aversion provoqués par des descriptions détaillées empreintes d'une symbolique de déchéance morale et physique quelquefois à la limite du supportable, quasiment surréalistes lors de certains passages, et en même temps de compassion envers des personnages tour à tour victimes et bourreaux des autres et d'eux-mêmes, l'amenant à relativiser le rôle de chacun des acteurs impliqués et éventuellement à soulever, une fois encore, cette question plus générale, si délicate à poser, et controversée, d'un possible part d'innocence intrinsèque à la condition de tout être humain...
Bénéficiant d'une traduction en français réputée d'une qualité exceptionnelle (réalisée par le regretté Mario Carelli, l'un des plus grands spécialistes français de la culture brésilienne -franco-brésilien pour être plus exact -, auteur également d'une biographie de Lúcio Cardoso considérée comme une référence), Chronique de la Maison Assassinée reste une lecture incontournable pour ceux qui s'intéressent plus particulièrement à la littérature brésilienne, mais qui pourrait séduire également les amateurs de romans psychologiques dans lesquels le flux de conscience des personnages et les atmosphères aux parfums captieux et déliquescents priment largement sur l'action elle-même, dont après tout, chacun aura à la fin sa propre version…
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