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Critique de Creisifiction


Prendriez-vous un appétissant «snark» entre deux lectures plus consistantes? Cela vous dirait de gouter le célèbre menu-valise concocté par chef Gros Oeuf en personne, brouillé lui-même à cette tâche délicatement insensée ?**
**Tout en sachant, bien-sûr, qu'aux fins de cette collation littéraire, y compris même le roi de tous les hommes, voire de tous les chevaux, ne pourra ensuite recoller ce coquin de Gros Coco parlant: pour faire une bonne «omne-lettre», voyez-vous, il faut non seulement pouvoir le retourner dans tous les sens, mais aussi en conserver précieusement les coquilles!
Cela choquerait peut-être votre esprit puriste et rationnel?
Qu'à cela ne tienne, car je vous annonce, et de ma propre veine :

Y'aura aussi du lard et du cochon, ainsi que d'autres réjouissances,
Des mots plein les cartons, quoique la pièce de résistance,
C'est bien le «Snark», une créature bien foutraque!
Pas une «knack»! Surtout pas une saucisse!
Mi-escargot : «snail», mi-requin : «shark»,
ça se mange avec du rosbif, si tant est qu'on le chasse..!

«The hunting of the Snark » – «An Agony in eight fits» (je ne comprends pas pourquoi le sous-titre «Une Agonie en huit crises» ne figure pas dans la page de garde de l'édition française-?-) est composé de 141 quatrains disposés en huit «chants», huit parties dénommées «fits» (dont la traduction «crise» personnellement ne me plaît pas des masses, j'aurais préféré par exemple, toujours dans le sens médical du terme – de «fièvre», de «folie» - le mot pourtant moins connoté d'«accès»).
Le poème décrit le voyage en mer de l'Homme à la Cloche (Bellman) et de son drôle d'équipage, tous en «B» ludiquement habillés ! - un Cireur de souliers (Bootblack), un Avocat (Barrister), un Banquier (Banker), un Castor (Beaver), un Boucher (Butcher), un Boulanger (Baker), etc..- partis donc chasser le Snark, en compagnie et sous les ordres du premier. Exploit, comme on le comprendra vite, non destitué de risques, car la partie est semée d'embûches et ne peut pas être menée d'une manière banale. Tous les moyens y sont d'ailleurs permis :

Chassez-le avec un dé à coudre
chassez-le avec passion
Poursuivez-le avec des fourchettes et de l'espoir
Menacez-le dans sa vie
avec une action de chemin de fer
Charmez-le avec des sourires et du savon !

Les quatrains de l'original ont été remplacés, dans cette traduction-adaptation de l'oulipien Jacques Roubaud publiée par Gallimard en 2010, par des sizains dont la disposition graphique «centrée», en milieu de page, recrée en même temps des espacements plus importants entre certains groupes de mots (et que je n'arrive pas à reproduire avec la strophe ci-dessus: la Nature chez Babelio déteste apparemment le vide!!!) ) , invitant, me semble-t-il, à pratiquer une lecture à haute-voix et sur un rythme proche des «limericks» britanniques, c'est-à-dire avec cette scansion si typique, so british, et son accentuation marquée sur certaines syllabes à l'intérieur de chaque vers. Ou pour dire les choses autrement, comme si ceux-ci étaient lus avec cette élocution saccadée, particulière, au charme tout à fait exquis, propre à la délicieuse Fanny Ardant…

Faut-il chercher un sens ou pas au nonsense? Aragon, l'un des plus fervents admirateurs de l'oeuvre de Lewis Carroll, auteur également d'une des nombreuses versions françaises du poème, rappelait «la nécessité de traduire même le non-sens». Elémentaire, cher Aragonson! Car, autant pour les traducteurs que pour ses lecteurs, pratiquer le chasse au Snark devrait relever, avant tout essai moche et simplificateur de compréhension, d'un cheminement glissoire, d'un effort d'élision volontaire et d'illusion nécessaire : le sens ultime de cette fable n'est surtout pas à figer, à tirer par les cornes, mais plutôt à laisser courir, à juste affleurer, sans s'exgraber, sans galumpher d'impatience et, complètement exaspéré, finir par s'écrier : «Fudge!».
Sens of humour, humeur des sens… ! La raison pure, cette vieille mémé tyrannique à binocles, n'a rien à y faire !! Il faut d'ailleurs bien la prévenir à l'avance qu'à force de vouloir à tout prix s'y mêler, et à tout y démêler, elle risque une bonne déculottée et, qui plus est, à l'image du Boulanger, de «s'évanouir» complètement en fin de partie. Car à force de vouloir capturer coûte que coûte le snark, c'est au dangereux boojum auquel on devra peut-être faire face. Circonscrivez et ligotez le snark…voici le boojum qui revient au galop!

Le rapport entre les mots et le sens auquel ces derniers renvoient pose bien de questions: de Platon à Saussure, la justesse et la rationalité du langage semblent difficiles à établir de manière catégorique par la pensée, elle-même par ailleurs, selon Snark Lacan, «structurée comme un langage»! On ne s'en sort pas. On dirait qu'on tourne tout le temps en boucle ! Avec le langage - bon sang !, nous ne ferions en fin de compte que danser la Capucine : il faut toujours aller en chercher chez la voisine…Circulez!
Les mots ne seraient alors rien d'autre que des conventions aléatoires ? Quoi qu'il en soit, et n'en déplaise à la logique courante, le nonsense dont M. Carroll, malgré son talent naturel pour les mathématiques (ou grâce à dernier..?!), fut l'un des plus émérites précurseurs, a de tous temps exercé une fascination inébranlable sur l'esprit humain : des incantations primitives par l'intervention de formules et de mots étrangers à la langue ordinaire, aux «nursery-rhymes» et autres comptines, où le rythme sautillant prime sur le sens, la conscience éprouve un plaisir particulier à se dépouiller des faux habits et de la fausse rationalité du langage, de son impuissance à pénétrer le mystère insondable des choses: le roi est nu !On s'en réjouit en dansant autour de l'immense puits sans fond du réel!
Chasser le Snark, serait-il ainsi une image de cette quête impossible, d'un sens à la vie et à tout ce qui existe, que la combinatoire arbitraire du langage se révèle incapable d'arrêter d'une fois pour toutes ? À l'aide de ce dernier, en tout et pour tout, on ne peut que l'entrevoir, ce sens , «le poursuivre avec des fourchettes et de l'espoir, «le charmer avec des sourires et du savon» : le sens se faufile, nous échappe sans cesse et…c'est peut-être tant mieux ! Parce qu'au bout du compte, dès qu'on estime l'avoir enfin cerné, figé, c'est face à face avec l'innommable boojum de la folie qu'on risque de se retrouver, le jugement secoué d'un spasme, la raison elle-même capturée, «évanouie» telle le Boulanger sur son tertre échu. Certains mystiques, et les fous connaissent bien cette chanson!

Au milieu du mot
qu'il essayait de dire
Entre sa joie et son rire fou
Il s'était doucement
et soudainement évanoui
Car ce Snark était un boojum voyez-vous


Enfin, si jamais, au terme de ce copieux snack, on se sent encore d'appétit, il ne faudrait surtout pas manquer les savoureuses mignardises proposées en dessert : onze mots-valise provenant de la première strophe du Jabberwocky, dans huit traductions françaises différentes, commentées ici par le linguiste Bernard Cerquiglini. Cet exercice ludique, brillant d'érudition, proposé autour d'un texte qui constitue «le rêve et le cauchemar» absolus de tout traducteur digne de ce nom, permettra entre autres, et si l'on veut bien, de composer une version, sa version «customisée» de la célèbre strophe, à partir des différentes propositions de traduction répertoriées (un peu comme dans ces vieux jeux d'habillage de poupée en carton, comportant des accessoires multiples et au choix, que j'avoue, en l'occurrence, avoir un tout petit peu redécoupés sur les bords) . Voici ma version :

Il brilgue, et lubricilleux les toves *
Gyraient et sur la plade gamblaient **
Tout chétristes étaient les borogoves ***
Les verchons fourgus bourniflaient ****

*(F. Warrin, 1935)
** (A. Bay, 1975)
*** (J. Brunius, 1944)
**** (H. Parisot, 1946)

Plein d'étoiles donc, et avec le sourire, pour cette salutaire cure de désintoxication langagière, à renouveler régulièrement chaque hiver..!
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