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Critique de Zebra


« The Hunting of the Snark » (en français : La chasse au Snark) est un récit plutôt court (56 pages), sous forme de poème en huit épisodes, écrit en 1876 par Lewis Carroll. C'est l'histoire d'une chasse au Snark, un animal imaginaire, mi-serpent (en anglais : Snake), mi requin (en anglais : Shark). Dès les premières lignes du poème, vous êtes plongé dans un univers absurde où le non-sens est roi, où la logique n'a plus cours.

La chasse ayant lieu sur l'océan, le Snark est un animal des profondeurs ; il a la réputation d'être dangereux et difficile à localiser. L'Homme à la Cloche (en anglais : The Bellman) pilote cette chasse : personnage « déjanté », il interdit à son timonier, en vertu de l'article 42 du Code Naval, de parler à quiconque … comme il interdit à quiconque d'adresser la parole à son timonier. Résultat ? le bateau vogue au gré des vents et des flots sans direction aucune ; quant à la carte maritime, fournie dans sa grande sagesse (page 19) par l'Homme à la Cloche, elle n'aide pas réellement le timonier puisqu'il s'agit d'une feuille blanche, sans dessins et sans symboles conventionnels ; quant aux instructions aboyées par l'Homme à la Cloche, elles sont aussi peu compréhensibles (« Avant, bâbord toute, arrière, tribord toute ») que celles du Code de l'Amirauté. Bon, à en croire l'Homme à la Cloche, pour traverser les mers point n'est besoin de carte : la cloche suffit. Et puis, il y a l'équipage, et quel équipage : un boucher qui n'a qu'une idée fixe : chasser le Snark ; un castor apprivoisé qui se soucie aucunement de la chasse (page 33) et ne songe qu'à deux choses : ne pas s'approcher du boucher et faire de la dentelle ; un banquier qui propose à tous les membres de l'équipage une assurance à tarif réduit contre le feu et contre la grêle ; un avocat qui tente de démontrer que c'est un délit que de faire de la dentelle à bord et deux matelots plus ou moins analphabètes. La chasse s'avère nerveusement éprouvante mais … l'Homme à la Cloche veille : il demande au boulanger, qui - pour se sécuriser - n'en finit pas de raconter sa vie devant tout l'équipage (page 25), de « zapper » les 40 dernières années de son histoire personnelle ; il annonce au boucher, qui sanglote de peur (page 34), que le Snark est moins dangereux que le JubJub (animal imaginaire que le boucher et le castor croiront avoir aperçu) ; et, à tous, il annonce que le Snark est reconnaissable par son goût en bouche, par son habitude de se lever tard (il prend son petit-déjeuner à 5 heures de l'après-midi et dine le lendemain), par sa façon qu'il a d'apprécier les bonnes plaisanteries, par son adoration pour les cabines de bains et par son ambition sans bornes. On comprendra aisément que, dans ces conditions, loufoques et délirantes, personne ne puisse trouver le Snark ! Et pourtant, sur l'océan, à en croire Lewis Carroll, il y a plein de créatures dangereuses : le Bandersnatch, volatile au long cou et pourvu de mâchoires, que le banquier (page 51) affrontera en un combat inégal, le Thingumbob (un machin) dont l'équipage entendra le cri, le Boo (un fantôme) et bien d'autres. le récit se termine dramatiquement par la disparition du boulanger, probablement happé par un Boojum.

Au moment où Lewis Carroll écrit ce récit, Edward Lear jouit d'une très grande vogue, notamment grâce à son « Book of nonsense » : cet ouvrage, dans lequel l'auteur mettait en scène des créatures singulières, a probablement suggéré à Lewis Carroll son idée du Snark. « The Hunting of the Snark » est truffé de mots inventés et de mots-valises (le Snark étant lui-même un mot-valise) ; le bégaiement de Lewis Carroll pourrait être à l'origine de ces mots-valises, la hâte à s'exprimer, combinée au défaut d'élocution, ayant conduit l'auteur alors qu'il n'était encore qu'un enfant à aimer « fondre » deux mots en un seul. Les chapitres sont courts et font référence à chaque personnage du poème. Les situations sont délicieusement cocasses et absurdes (lisez en page 45 l'épisode du cochon qui est jugé pour avoir quitter illégalement son étable).

Et pourtant, il ne s'agit pas d'un poème gai. Lewis Carroll disait, citant une admiratrice qui y voyait une allégorie représentant la recherche du bonheur « Cela tient admirablement à bien des égards – en particulier pour ce qui concerne les cabines de bains : quand les gens sont las de la vie et ne peuvent trouver le bonheur ni dans les villes ni dans les livres, alors ils se ruent vers les plages, afin de voir ce que les cabines de bains pourront faire pour eux ». le lecteur pourra même ressentir ici ou là une impression de malaise : dans cette parodie du réel, dans cette quête désespérée du bonheur, la chasse tourne mal (puisque le boulanger disparait) et les personnages, frustrés, rentrent bredouilles. Ils ont tous échoué (et l'éducation comme l'origine sociale n'y auront rien fait) car ils n'ont pas réussi à se débarrasser de leurs propres peurs. Ancré dans la tradition populaire britannique, dans un style se situant à mi-chemin entre la berceuse et la comptine pour enfant, maniant habilement l'humour, mixant le réel et la fiction, Lewis Carroll nous conte une odyssée fantastique qui ravira les petits et les grands. Si vous y ajoutez la finesse et la précision des dessins croqués par Tove Jansson, vous avez entre les mains une petite merveille : certes, il faut aimer le non-sens et le fantastique. « The Hunting of the Snark » est l'une des meilleures réussites en vers de Lewis Carroll et l'une de ses oeuvres capitales. Lewis Carroll a ouvert la route qu'emprunteront, en France, Roussel, Artaud, Leiris, puis Queneau puis les oulipiens comme Roubaud, Salon, Fournel ou le Tellier.

A lire ou à relire.
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