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Critique de Aquilon62


Le lecteur que je suis, après un tel livre se trouva bien dépourvu....
Quand l'heure de la critique fut venue....

HIC EXPLICIT OPUS MIHI
LABOR MEUS ERAT
VOLUPTAS SIT TIBI

Ici s'achève mon oeuvre
Labeur fut mien
Que le plaisir en soit vôtre

C'est ainsi que Philippe Cavalier clôture ainsi son "Parlement des Instincts",
C'est ainsi que Philippe Cavalier pose un point final sur les aventures d'Illario d'Orcia.

Et autant le dire tout de suite je viens de me rendre compte qu'il y a les romans historiques, et je le dis haut et fort il y a LE roman historique à la Philippe Cavalier.
Pour en avoir lu, un certain nombre il y a ceux dont vous avez du mal à en venir à bout, ceux qui une fois refermés vous laisse une empreinte aussi fugace que l'histoire qui file, ceux qui restent en vous et que l'on prend plaisir à relire pour se replonger dans l'atmosphère, l'époque et enfin ceux très restreints qui emportent tout sur leur passage. le Parlement des Instincts est de ceux là....

Je viens de me prendre, pardonnez-moi l'expression, une claque littéraire, un uppercut livresque, une cornucopia de richesses linguistiques, qui mérite non pas 5 ou 6 étoiles, mais bien plus que cela....

Ce livre est comme ce que les maîtres de Murano soufflaient à l'époque : une dague de verre qui était faite pour tuer, la confiée à un assassin afin qu'il retrouve sa future victime et la lui plante dans le ventre. Elle s'y brisera et les éclats remonteront lentement au coeur, entraînant la mort.

Et bien cet ouvrage est comme cette dague de verre, sauf qu'elle ne tue pas, sauf qu'elle n'est pas une arme de destruction. Ici elle brille de milles éclats, d'aventures, d'érudition, des petits fragments qui remontent au coeur, voire jusqu'au cerveau pour nous emmener loin très loin. Sur les pas d'Ilario d'Orcia qui se définit lui-même : "Toscan de naissance, vénitien d'éducation, à la fois romain et praguois par le coeur ; jusqu'à il y a peu, ermite par lassitude, et toute ma vie pèlerin par accident !"

Alors cher Monsieur Cavalier, je me doute le labeur que fut le votre pour nous offrir une telle oeuvre.
De la première page à la dernière, c'est à un véritable travail d'orfèvre que l'on assiste, tout y est ciselé avec une perfection rare...

C'est d'abord cette couverture. Telle une image d'Épinal que l'on a envie de tourner dans tous les sens pour en saisir les détails cachés voire invisibles, tels des indices semés comme des cailloux sur notre cheminement littéraire, et qui a chaque fois que vous fermez le livre semble vous scruter, vous attirer irrémédiablement à reprendre le livre en mains et poursuivre vos pérégrinations et celles d'Ilario....

De la première ligne posée sous forme d'Abecedarium cet exercice classique réalisé par les clercs et les copistes en préambule de leur séance de travail afin de chauffer à la fois leur plume et leurs doigts.

La phrase latine « Te canit abcelebratque polus rex gazifer hymnis » (Où il est dit de manière voilée que tout honore un précieux roi.) qui comprend la totalité ou presque des lettres de l'alphabet, tel un liminaire laissant augurer le meilleur :

"À peine mes doigts saisissent-ils la plume que déjà ma main tremble et que tentation me vient d'abandonner le projet de dire ma vie. Je me contrains cependant à mouiller d'encre l'instrument tout juste affûté car, à l'unique femme qui m'ait jamais aimé, j'ai fait le serment de mener cette tâche à bien, quoi qu'il m'en coûte. Cette promesse compte plus que tout. Malgré ce qu'on y verra, je suis ainsi résolu à ne rien cacher de mon existence. À sa façon, celle-ci est édifiante. Derrière les folies qu'elle recèle on pourra, je crois, beaucoup en apprendre. Mais que l'on ne m'accuse pas ici d'un excès de vanité. Ce sentiment ne m'habite pas ou, à dire le vrai, ne m'habite plus. Mon désir n'est pas à chercher dans le rappel et la contemplation satisfaite de qui je fus ou de ce que j'ai accompli, mais dans la célébration des trois vertus de Charité, d'Espérance et d'Amour. Charité envers cette gent humaine que j'ai pourtant si souvent vouée aux gémonies ; Espérance en la rédemption de mes péchés ; Amour, surtout, pour ceux qui ont à subir ces mêmes maux qui m'accablent. À lire mon récit, je l'espère, ils puiseront consolation et courage pour affronter ce monde des hommes qui n'est assurément pas plus fait pour eux qu'il ne l'était pour moi.
Car il me faut l'avouer dès maintenant : je suis de corps faussé. Un enfant en sa septième année est de taille meilleure que la mienne. Je suis nain. Mon visage n'est que tumeurs et contresens ; un amas de chairs trop gonflées ici, trop creusées là, pénible à la vue dans son ensemble… Voilà donc qui est révélé et je m'aperçois avec effroi qu'il m'a fallu bien peu de mots, en somme, pour dire de moi l'essentiel. Cependant, si ma laideur fut mon fardeau, elle fut aussi ce pourquoi j'ai contemplé le monde tel que peu l'ont vu. C'est qu'il y a quelques privilèges à être monstre, et même, parfois, un peu de bonheur aussi. Je ne mens pas. J'ai vendu mes difformités comme les belles filles sans le sou prostituent leurs grâces. Beauté et laideur ont ce point en commun d'allumer la fascination chez les bienheureux qui n'en sont point affligés, car il n'y a pas loin de la répulsion à l'attraction et les faveurs accordées si aisément à l'une peuvent, par perversité, se céder parfois à l'autre. Ainsi que mille étrangetés encore, mon histoire illustre ce paradoxe. Voici comment…"

Alors cher Monsieur Cavalier, je me doute le labeur que fut le votre pour nous offrir une telle oeuvre.

Une plongée dans une période foisonnante, une aventure haletante, au service d'une écriture précise, raffinée et magnifiée à moins que ce ne soit l'inverse. Alors certes c'est une lecture exigeante, mais c'est le moins que l'on doit à son auteur, dont l'exigence ou les exigences peuvent transparaître au fil des pages.... Ce serait lui manquer de respect que de ne pas accepter un minimum d'engagement.

Un voyage aux multiples étapes jalonné, comme si les cartes tirées lui donnaient raison, comme si les cartes tirées résumaient toute sa vie : " Voici d'abord l'Amoureux, m'apprit-il. Mais il est retourné, ce qui altère sa modification d'origine. Il y a ensuite la Grâce, elle aussi renversée. Après, c'est l'excellente Cornucopia qui se révèle. Elle est à l'endroit. La quatrième carte est la Faucheuse et la cinquième le Prisonnier. Viennent ensuite le Lion, le Diable et l'Étoile. Celle-ci est dans le mauvais sens. Enfin, ta série s'achève avec le Pape qui, lui aussi, a la tête à l'envers !"

De sa Toscane natale à Venise dont il dit : "De ce que j'ai vu ce soir, pour toujours mon âme est pleine ! Les musiques, les lumières, la foule, l'eau, les vaisseaux et les pierres ! Il y a plus ici que n'en peut contenir mon coeur. Jamais je n'aurais imaginé qu'existât un tel lieu. Comme si les Cieux étaient descendus sur terre ! Quand l'aube viendra, je crois que je pourrai mourir en paix, car j'aurai contemplé ce qu'il y a de plus beau ici-bas et c'est un privilège que je crois partagé par bien peu au regard de ce que je conçois du nombre des hommes. Venise, cette nuit, m'a rendu heureux de vivre !"

De Rome qui lui évoque ces mots : " Nous le sentions tous deux confusément, il y avait dans cette cité davantage de spectres que de vivants. de ses vingt-trois siècles d'existence, elle avait gardé toutes les traces : traces de ses splendeurs, traces aussi des injures que lui avaient fait subir les barbares de Brennus, d'Alaric, d'Odoacre et ceux, point si lointains, des lansquenets de Charles Quint. de ce que je vis de Rome en ce premier jour, il me reste avant tout l'image d'un chaos. En rien Rome ne ressemblait à Venise. Point de canaux sans nombre mais un seul cours d'eau, le Tibre, et non pas lourd et vif comme les belles rivières des Alpes, mais maigre, bas et vaseux sur ses rives. Point de maisons et de villas serrées à se toucher, mais de vastes friches entre les palais et les taudis ; des prés où des pâtres faisaient brouter des troupeaux devant d'antiques statues dont il ne restait bien souvent que la base et les pieds… Parmi ces vestiges d'autrefois, entre ces augustes colonnades et ces anciens tombeaux du temps des Césars, se dressaient les échafaudages des temps nouveaux. Car l'on bâtissait beaucoup à Rome, en cet âge où il fallait montrer au monde que les protestants étaient bien sots d'apprécier l'austérité. Marbre des Dolomites, feuilles d'or et d'argent, porphyres et albâtres… Rien n'était trop majestueux pour redonner à la Ville sainte l'éclat qu'elle n'aurait jamais dû perdre."

Puis Naples et Malte dans le sillage de Caravage qui lui inspirera entre autres mots : " Et voilà qu'aujourd'hui je me trouvais précisément devant un de ces maîtres ! Et peut-être même devant le plus grand d'entre eux ! Car il y avait dans ce tableau quelque chose qui, excédant les mots, perçait l'âme. "

" Toujours plus expressives, les toiles de Caravaggio paraissaient sublimes aux uns et scandaleuses aux autres, exaltantes autant qu'elles répugnaient. Chacun convenait pourtant qu'une incomparable puissance les animait. Cette énergie naissait d'un paradoxe. "

En Allemagne et à Prague où il passera du fond des mines à la cour du roi Rodolphe II de Habsbourg

Une documentation que j'imagine colossale, des références qui nous immergent dans cette Renaissance qui brille de ses derniers feux, qui va laisser place au Baroque, à de multiples bouleversements...

Ce sont 5 parties d'une vie contées par Ilario lui-même qui s'écoulent de 1598 à 1650 et qui portent des noms aussi mystérieux qu'emplis de sens qui se révèlent à posteriori, jugez-en plutôt :
- Kenose : lorsque la graine germe dans la terre fertile ;
- Parenklysis : lorsque le destin bouille ce qui paraît immuable ;
- Philautie : contemplation satisfaite se soi-même ;
- Hamartia : lorsqu'un esprit se dérègle et que ses désordres conduisent à la tragédie ;
- Anagnôrisis : reconnaissance et acceptation par une âme de la particularité de son destin ;

Mais la vie, sa vie est-elle une question de destin ou d'instinct :

"je retrouvai les cartes de tarot que le filou m'avait tirées à l'auberge, le soir de notre rencontre. Battant d'instinct le paquet, j'étalai sur le sol les neuf premières cartes. Diablerie ou hasard, se présentèrent à nouveau dans l'ordre exact où ils étaient autrefois apparus : l'Amoureux, la Grâce, la Cornucopia, la Faucheuse, le Prisonnier, le Lion, le Diable, l'Étoile et le Pape… En revoyant ces figures, ma gorge se noua. Ce jeu, en tout, avait prédit mon avenir ! L'Amoureux en quête de la Grâce, bien sûr, c'était moi. La Cornucopia, je l'avais bel et bien trouvée dans les monts Erzgebirge. La Faucheuse, c'était ce Malek Azraël dont j'avais été si souvent le serviteur et dont la fresque sur le mur de cette chapelle rappelait encore la suzeraineté sur ma destinée. le Prisonnier… Combien de fois m'avait-on enfermé dans ma vie ? Luciano la Hulotte l'avait fait dans l'appentis de la cabane aux chèvres ; Rioba, dans la hotte en osier battant au flanc de sa mule ; maître Adinolfi, aux premiers jours de mon arrivée à la Villa Valmarana ; le maestro Barovier, dans son dépôt aux cassons ; Fiametta, dans la cahute de l'Arsenal ; les magistrats vénitiens aux Plombs puis dans la cheba ; le barigel de Rome, dans la chiourme du père Fugo ; l'empereur Matthias dans la tour Blanche… Captif, ça oui, je l'avais été ! Quant au lion, c'était Némée, bien sûr ! Sans oublier sa mère qui m'avait sauvé d'Ipolkar et de la comtesse Bátoriová. Et le Diable ? le Kapitän von Baalberg et son maudit Rübezuhl. sûrement. Oui ! Même si la lame représentant l'ennemi de Dieu s'intitulait Baphomet. le caractère androgyne de la créature qui l'illustrait correspondait bien au chef de bande et à Anká la sorcière, tous deux adorateurs de Lucifer… Demeuraient les cartes de l'Étoile et du Pape ! Assurément pas encore apparues dans ma vie et cependant les meilleures d'entre toutes ces promesses ! À quoi allaient-elles renvoyer ? Pour le savoir, la méthode n'était point compliquée : il fallait tout simplement s'obstiner à vivre !"

On dit que le diable se niche dans les détails, et dans cet ouvrage il faut aller les lire jusque dans les remerciements, chez Philippe Cavalier je dirais que c'est plutôt la perfection qui se niche dans les détails....
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