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Critique de Fabinou7


Et si les nazis étaient des managers nés ?

La thèse de l'historien Johann Chapoutot dans “Libres d'Obéir, le management du nazisme à aujourd'hui” (bel oxymore dans le titre au passage) est assez simple : contre-intuitivement, les théoriciens nazis, et en particulier Reinhard Höhn, défendaient l'avènement d'un management plus élastique, hérité du commandement militaire, plus souple, laissant une plus grande latitude au subordonné afin d'accomplir une mission déterminée, qu'il n'aura pas choisi, et d'en assumer l'éventuel échec (en lieu et place de sa hiérarchie).

Par exemple j'exige de vous que vous alliez sur la lune, ordre que vous ne discutez pas et à la conception duquel vous n'êtes pas associé en amont, en vous laissant libre des moyens (que je ne vous fournis pas) pour y parvenir, si vous échouez…c'est votre faute : vous n'êtes pas performant ou n'avez pas réussi à sortir de votre zone de “confort”.

Fustigeant la hiérarchie bureaucratique des ronds de cuirs français, mais aussi le carcan de l'Etat, de la loi, des normes au profit d'une vision vitaliste, nous dirions aujourd'hui la libération des “forces vives” contre les “charges”, les “procédures” qui entravent la liberté d'agir, le nazisme s'avère étrangement anti-étatique.

Cette “liberté germanique” pour l'auteur se justifie par la recherche constante d'adhésion. Conscient que la contrainte, la violence et la sanction certes pratiquées mais dont la portée sur des millions d'allemands est limitée, le pouvoir nazi s'est toujours beaucoup appuyé sur la propagande. Notamment par le pillage de préoccupations portées par les militants de gauche en retranchant toutefois la lutte des classes (le parti unique invente le syndicat unique car il n'y a pas de différence entre les intérêts du patron et de l'ouvrier). Ainsi les nazis reprennent les refrains de gauche sur le bien-être au travail, l'avènement du temps libre et ses loisirs (y compris sur le lieu de travail, chief happiness officers, conciergerie et baby-foot avant l'heure), de baisses d'impôts de prestations sociales à destination des seuls ouvriers ariens (les prisonniers travaillent dans des camps) et financées par les spoliations des juifs et opposants.

Cette prise en charge de la sphère privée que documente aujourd'hui la sociologue Danièle Linhart, afin que la ressource humaine soit déchargée de toute pensée “non rentable”, cette adéquation sur papier entre les intérêts d'une direction, d'un encadrement et de “collaborateurs” jadis subordonnés mais désormais soit disant égaux face au marché, au client, fait étrangement écho à ce que l'auteur décrit des pratiques nazis.

Tout repos, tout loisir est destiné à refroidir la machine humaine, lourdement mise à contribution de l'effort productif et de guerre. Ouvriers et soldats sont sommés d'être toujours performants, soit de par leurs aptitudes naturelles (c'est le darwinisme social nazi et les autres sont écartés, stérilisés, supprimés) soit au besoin par le recours à la chimie, par exemple la distribution de métamphétamines pratiquée par les nazis. Un darwinisme social qui perdure, le récent procès de l'affaire de la privatisation de France Telecom nous le rappelle, en autres les propos de ses ex-dirigeants, désormais condamnés, pour qui les salariés jugés non productifs ou au statut trop coûteux doivent être dégagés par tous moyens.

Le juriste Reinhard Höhn, “victime” de la dénazification est condamné à l'inique amende de 1 500 euros “pour solde de tout compte” nous dit l'auteur, pour avoir armé intellectuellement le IIIe Reich. Très vite, comme beaucoup d'anciens nazis (dénazification vaste blague) il entame à nouveau une carrière d'envergure. Il créé l'équivalent allemand de l'INSEAD, une école supérieure de management où les cadres des grandes entreprises allemandes et internationales (Ford, Colgate, BMW, Bayer, Opel, Aldi etc) viennent apprendre à manager comme au bon vieux temps du Reich de mille ans. Dès les années soixante-dix, Höhn a conscience des effets sur la santé des salariés de ses méthodes, il étudie le bore out qu'il appelle “la démission intérieure”.

“Liberté d'obéir, obligation de réussir”, c'est la formule de l'école managériale allemande Bad Harzbourg. Purgées des thèses racistes, les obsessions des théoriciens nazis sont les mêmes dans les années soixante et soixante-dix, parler de “collaborateurs” au lieu “d'employés”, se prémunir contre toute tentative de lecture politico-économique “dominant-dominé”, le transfert de responsabilité vers l'exécutant, la fiche de poste individuelle contre le paradigme collectif du travail.


« Au moment où le salarié est souverain dans l'ordre politique, il est, dans l'ordre économique, réduit à une sorte de servage » Jean Jaurès. Un livre instructif, érudit, un réel effort de pédagogie écrit par un historien spécialiste de l'Allemagne. On peut regretter un peu le manque de contextualisation de ces théories managériales dans un ensemble plus vaste, et quelle furent leur réelle influence mondiale, en comparaison avec d'autres écoles, américaines et japonaises notamment, quelle part d'influence dans le management par objectifs et délégation de responsabilité d'aujourd'hui. Néanmoins, à l'heure de l'entreprise libérée, de la semaine de quatre jours ou encore du télétravail il y a à nouveau comme une envie de démocratie sociale dans l'entreprise comme dans la cité.

Il manque quelques wagons pour raccrocher l'expérience nazie à la situation actuelle mais c'est un signe que ce livre suscite bien des questions au croisement de l'histoire, de la sociologie des organisations ou des sciences juridiques…

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