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Critique de Tzomborgha


Lecteur de poésie versifiée hélas peu endurant (Car insuffisamment exercé), l'une des trois pièces de ce recueil m'a pourtant vivement impressionné, sans doute influencé par l'analyse qu'en donnait Borges dans ses "Enquêtes".
"Kubla Khan, or A Vision in a Dream: A Fragment", telle est la version longue de son titre, est un court poème rimé que Coleridge prétendit avoir fiévreusement rédigé au sortir d'un rêve suscité par les vapeurs de l'opium. Interrompu par un visiteur, il laissa sa "vision" inachevée et ne parvint jamais à se remémorer les vers manquants.
Pour cet éminent représentant du romantisme anglais le fait ne pouvait rester longtemps anodin, et son Kubla Khan exerça une vigoureuse attraction sur ses contemporains lettrés qui en retour le commentèrent abondamment.
Sans doute étaient-ils captivés par la prosodie ravageuse de ces vers (Appréciable uniquement dans leur langue d'origine) autant que par le charme incontestablement romantique de sa provenance onirique, écho d'un passé fabuleux vieux de cinq siècles, et dont on ne sait à l'époque guère plus que ce qu'en rapportait Marco Polo dans ses Devisements du Monde, soit une allégorie du pouvoir et de ses ors:

« Ciandu fut bâtie par le grand khan Koubilaï, lequel y fit construire un superbe palais de marbre enrichi d’or. Près de ce palais il y a un parc royal fermé de murailles de toute part, et qui a quinze milles de tour. Dans ce parc il y a des fontaines et des rivières, des prairies et diverses sortes de bêtes, comme cerfs, daims, chevreaux, et des faucons, que l’on entretient pour le plaisir et pour la table du roi, lorsqu’il vient dans la ville. (...) Le Grand Khan demeure là ordinairement pendant trois mois de l’année. »

De fait, Ciandu est le nom que donne l'illustre voyageur vénitien au palais d'été de l'empereur Kubilaï Khan (Shangdu), dans lequel il séjourna en 1275. Dans la version qu'en propose Coleridge, le toponyme acquière une consonance autrement plus pittoresque à nos oreilles:

In Xanadu did Kubla Khan
A stately pleasure-dome decree:
Where Alph, the sacred river, ran
Through caverns measureless to man
Down to a sunless sea

Dès lors, Xanadu siègera aux côtés d'autres fameuses villes mythiques dans l'imaginaire occidental: Atlantide, Babylone, Troie, Bagdad, Cibola et d'autres. Toutes symbolisent des passions humaines, et Orson Wells ne s'y est pas trompé en baptisant du même nom la propriété mirobolante de son citoyen Kane, patronyme par ailleurs équivoque qu'il imposa à son scénariste.
En seconde lecture, Borges suggère une surprenante hérédité spatio-temporelle, qui est la moindre des conjectures que l'on pouvait attendre de l'auteur de "La Bibliothèque de Babel": Au XIVe siècle, Rashid-ed-Din, vizir d'un monarque persan descendant de Koubilaï, rapportait ceci dans son Histoire Générale, qui fut traduite en Europe vingt ans après le rêve de Coleridge:

"À l'est de Shang Tu, Koublaï Khan érigea un palais, d'après un plan qu'il avait vu en songe et qu'il gardait dans sa mémoire."

Un empereur Mongol rêve un palais qu'il fait bâtir, un poète rêve l'oraison qui lui rend justice cinq siècles plus tard.
Les mythes naissent peut être ainsi, et ce voisinage paradoxal suscite de multiples et passionnantes interprétations que Borges résume ainsi:
"Qui sait si un archétype non encore révèlé aux hommes, un objet éternel (…), ne pénètre pas lentement dans le monde? Sa première manifestation fut le palais; la seconde, le poème. Qui les aurait comparés aurait vu qu'ils étaient essentiellement identiques."

La "Collection Romantique" des éditions José Corti a par ailleurs le bon goût de proposer des ouvrages in-quarto non rognés. Compte tenu de l'étrangeté du poème, il n'est ni anodin ni désagréable de devoir couper les feuillets de ce livre scellé pour accéder au texte qui, le temps de cette lecture seulement, n'en devient que plus précieux. Idéalement, une fine dague de la dynastie Yuan devrait être réservée à cet usage. (Alors peut être prendrons-nous la relève du rêve de Coleridge.)
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