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Critique de Antyryia



Le Père, il avait vingt-neuf ans quand il a rencontré maman, qui en avait treize.
Elle s'est enfui avec lui dans sa maison, loin de tout.
Il n'y a pas d'âge pour tomber amoureux, j'ai vu ça à la télévision.
Tu peux aimer des personnes qui ont vingt ans de plus que toi, ou vingt ans de moins.
C'est comme ça que ça marche les sentiments.
Moins de deux ans plus tard maman était enceinte et je suis arrivée.
Je m'appelle Manon.

J'ai grandi dans cette demeure isolée. Le Père partait travailler pendant que maman faisait la cuisine, et toutes les autres tâches ménagères.
C'est le rôle des femmes de prendre soin de leur mari et de s'occuper des corvées.
Maman a essayé de m'apprendre à lire et à écrire mais je n'y suis jamais arrivé. Peut-être que je suis trop bête. Elle me racontait des histoires aussi. Elle m'aimait fort.
Parfois le Père la frappait mais elle m'expliquait que c'était normal, son travail était stressant et il fallait bien qu'il se défoule sur quelqu'un.
Je savais que ma famille était un peu différente mais c'était tout ce que je connaissais.
Quand j'ai grandi, le Père a commencé à me regarder autrement. A vouloir me toucher. Ca n'a pas plu du tout à Maman.
Je devais avoir neuf ans quand il m'a monté pour la première fois. Maman s'en est rendu compte et elle lui a hurlé dessus.
Pour la faire taire et lui apprendre la politesse, il l'a encore frappé, quarante-sept fois.
Je ne sais pas lire mais j'aime compter.
Je crois qu'à vingt-deux ans maman était devenue trop vieille pour plaire encore au père.
Cette nuit-là j'ai dormi avec elle pour essayer de réchauffer son corps froid.
Le Père, il l'a enterrée le lendemain.
C'est moi qui suis devenu la femme de la maison à partir de ce moment là. J'ai fait les corvées, je me suis faite monter à chaque fois que le Père il en avait envie. Et quand je faisais quelque chose de mal ou que j'oubliais les règles de la maison je prenais de sacrées raclées.
Mais il me reste quand même quelques dents bien accrochées.

A quatorze ans j'ai accouché d'un petit garçon. Mais pour le Père pas question de le garder alors il a du s'en débarrasser. Ca m'a rendu très triste.
"Il avait tué le bébé parce que dans la vraie vie , on doit pas faire des gosses avec son père. C'est pas humain."
De toute façon je commençais à être un peu trop grande pour le Père, qui préférais monter des pré-adolescentes. Des gamines de douze ans qui de préférence font un peu moins que leur âge, et n'ont pas encore atteint la puberté.
Jamais des garçons par contre.
"Le Père, il n'aimait pas les garçons, même les jeunes. C'était contre nature, qu'il disait."
Il a aménagé deux chambres pour elles dans la cave.
Et quand l'une d'elle se laisse mourir de désespoir, il l'enterre sous le Tilleul et revient peu de temps après avec une nouvelle fille.
C'est moi qui doit leur donner à manger et aussi les laver au début. Avant qu'elles comprennent que c'est dans leur intérêt.
Le père aime qu'elles soient propres, épilées, coiffées et qu'elles sentent bons.
"Est-ce que j'étais un monstre comme ceux dont on parlait des fois à la télé ?"
Et j'avais interdiction de nouer un dialogue avec elles, sinon le Père il se mettait en colère.
Ces filles, c'étaient que des objets de toute façon.
"T'es rien de plus qu'une merde sous ma chaussure."
"Le Père, il disait toujours que j'étais moche et bonne à rien."
J'avais donc plutôt intérêt à obéir si je ne voulais pas prendre de nouveaux coups.

Aujourd'hui j'ai vingt-deux ans. le Père me laisse tranquille puisqu'il a souvent deux filles à sa disposition au sous-sol, qui se laissent faire.
Il aime beaucoup quand même quand elles crient parce qu'elles ont mal.
Maintenant il ne me monte plus que quand elles saignent et sont en âge d'avoir un bébé.
A l'instant où commence mon histoire, il n'y a plus qu'une prisonnière.
La seconde a justement accouché. le Père il a pas encore eu le temps de reboucher les trous près du Tilleul. Alors ça attire les mouches.

* * *

Vous l'aurez compris, La cave aux poupées est un court roman qui n'a rien de très sain, avec lequel on n'a pas le visage qui se fend d'un large sourire à chaque page à moins d'être particulièrement sadique.
Ce n'est pourtant pas non plus un roman glauque qui prend aux tripes et qui cherche à nous écoeurer.
Pas de longues descriptions de torture, pas de détails inutiles.
Ce qu'on ressent avant tout, c'est la peine et la douleur.

Tout est histoire de perspective.
Dans une enquête policière ou avec un narrateur omniscient, beaucoup de lecteurs auraient peut être pensé que Magali Collet allait beaucoup trop loin dans l'horreur et la turpitude, ne cherchant qu'à repousser les limites d'un scénario très similaire avec celui de Cicatrices de Claire Favan, dans lequel un violeur surnommé Twice retient toujours deux victimes à la fois dans sa ferme.
Mais racontée par Manon, la fille de ce "Père" monstrueux dont le prénom ne sera cité qu'une fois comme pour mieux lui enlever toute humanité, le macabre récit de la cave aux poupées prend une toute autre envergure.

Manon est un monstre complice des atrocités commises par un père violeur, pédophile, incestueux et tueur en série.
Mais elle est aussi une victime et cette ambiguïté rend le personnage particulièrement fascinant.
Torturée aussi bien physiquement que psychologiquement depuis son plus jeune âge.
Et malgré ses actes il est impossible de la juger avec sévérité, uniquement avec énormément d'empathie.
C'est encore une enfant mentalement, qui aimerait probablement mieux jouer aux poupées, mais une gamine coincée dans un corps de femme qui n'a jamais eu la possibilité de grandir.
D'apprendre les notions de bien et de mal.
Elle connaît la souffrance, elle se souvient encore de l'amour maternel, mais elle a été privée toute sa vie de repères.
"Le rire, c'est indécent ici."
Elle doit respecter l'autorité et les règles du Père.
Elle ne sait pas que le rôle des femmes dans la société ne consiste pas uniquement à coucher, se faire cogner et faire à manger.
"La bonniche de la maison c'est toi à ce qu'il paraît."

L'auteure a visiblement énormément travaillé sur le vocabulaire avec lequel s'exprime Manon.
Elle n'a certes pas une maîtrise absolue du Bescherelle, elle qui n'a jamais pu être scolarisée.
"Je suis peut-être jamais sortie d'ici mais je connais la vraie vie à la télé."
Mais par les mots qu'elle emploie, par les raisonnements curieux qu'elle peut avoir, Magali Collet nous permet de nous mettre dans sa peau et de penser comme elle.
De la comprendre.
Par exemple le Père ne baise pas, ne viole pas, il monte toujours ses victimes. A l'image d'un étalon montant une jument pour une saillie.
Ce qui minimise le crime tout en donnant au boucher autant d'humanité que les morceaux de viande sur son étal.
Dans chacune de ses paroles on constate qu'elle est formatée, qu'elle fonctionne à l'instinct, à la peur des coups.
Que son sort est scellé. Qu'il n'y a aucun moyen et surtout aucune raison de chercher à fuir.
"Quand on vit dans la merde on finit par lui ressembler quoi qu'on fasse."
Et elle a des failles malgré tout derrière cette carapace quasi bestiale.
Comme son besoin d'amitié, son envie de dialoguer, son désir de maternité.

La cave aux poupées avait tout pour être un livre malsain et dérangeant de plus.
Et il l'est. A ne pas mettre en toutes les mains et âmes sensibles s'abstenir, tout ça tout ça.
Mais je vais aussi en retenir toute la douceur, toute la chaleur.
Ce portrait de Manon qui est conditionnée depuis sa naissance à n'être qu'une victime et un monstre, nous révèle progressivement d'attendrissants vestiges d'humanité.
Qui ont échappé au massacre de sa personnalité.
Et je pense avoir rarement lu un roman aussi noir qui arrive pourtant à emmener tout au long de ses pages un véritable rayon d'espoir.

Mon seul bémol serait lié à mon regard de lecteur policier.
Aussi isolée que soit la maison, il y a forcément une enquête suite aux disparitions répétées de très jeunes adolescentes dans la région, aux profils similaires.
S'il y en a une, le livre ne l'évoque pas. Ca n'est pas son sujet.
Malgré tout, le lecteur sait que le Père part travailler tous les jours de la semaine. C'est donc qu'il a probablement un emploi stable et une adresse connue.
Et de nos jours il peut paraître surprenant qu'un endroit avec de l'électricité soit assez anonyme pour passer entre les mailles des filets du facteur, de l'administration, ou de l'employé d'Enedis qui veut vous forcer à poser un compteur Linky.
Et qui aurait alors aperçu une jeune femme pas tout à fait comme les autres et entendu des hurlements et des appels à l'aide en provenance de la cave.

Ce qui aurait écourté bien trop vite ce roman aussi ignoble que lumineux.

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