AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de Ingannmic


D'abord Mrs Bridge.
Mrs Bridge dont la vie s'écoule sans vague ni remous, dans cette Amérique des années 30 puis 40 qu'elle traverse avec la certitude quiète de ceux qui ne manquent de rien, ce grâce à son avocat de mari qui passe sa vie au travail pour assurer le confort matériel des siens. Les Bridge comptent ainsi parmi la moyenne bourgeoisie de Kansas City, et comme toutes les bourgeoises de Kansas City, Mrs Bridge est mère au foyer, s'occupant de leurs deux filles, Ruth la discrète et Carolyn la dégourdie, et de leurs fils Douglas, dernier essai réussi pour avoir un garçon.

Au fil de courts chapitres de nature anecdotique mais significative, Evan S. Connell dévide la routine de son existence, et met en évidence le vide qui affleure sous le vernis d'apparences toujours sauvegardées. Car enserrée dans le carcan de la bienséance, de la respectabilité, Mrs Bridge ne vit pas vraiment. Chacun de ses actes, chacune de ses paroles, sont conditionnés par la conviction de ce qu'elle et les membres de sa famille représentent, conviction fondée sur les critères d'une convenable "normalité" à laquelle elle se soumet aveuglément.

Son emploi du temps, les enfants grandissant, devient de plus en plus difficile à combler. Elle ne peut plus par ailleurs s'occuper aux tâches ménagères depuis que les Bridge ont embauché Harriet, une jeune noire, comme employée de maison. Il lui reste les boutiques -mais de caractère raisonnable, peu dispendieux, elle finit par trouver cela un peu vain- et les sorties avec ses amies. Ce désoeuvrement est à peine exprimé. Jamais Mrs Bridge ne s'en plaint, comme elle ne se plaint d'ailleurs jamais de rien, ne profère jamais un mot plus haut que l'autre, ne contredit jamais ses interlocuteurs.

Car Mrs Bridge, en apparence du moins, n'a pas d'avis, pas d'envie, pas d'états d'âme. Elle n'a surtout pas d'opinions, si ce n'est celles de son mari, qu'il convient d'avoir selon son milieu et son appartenance sociale, qui sont souvent d'ailleurs, plutôt que des opinions, des préjugés. Ses lectures se cantonnent généralement à celle du journal mondain de Kansas City. le moindre accroc, le moindre élan de spontanéité menaçant la creuse plénitude de son quotidien la perturbent, la solution pour y faire face consistant à faire comme s'ils n'existaient pas. On a l'impression qu'elle évolue dans un univers factice, ultra sécurisé, un microcosme au sein duquel, insipide, lisse, étrangère à toute passion, elle porte avec une innocence tout de même un peu suspecte les oeillères qui lui évitent toute remise en question, toute curiosité vis-à-vis de ce qui se passe ailleurs, la hissant dans les hauteurs d'un monde où la pauvreté, la violence, l'injustice, ne sont que de faibles échos bien vite étouffés.
Ainsi, elle pratique la charité et l'ouverture d'esprit comme le reste : avec parcimonie et selon un protocole bien établi. Malgré un intérêt feint et de bon aloi pour les minorités, noirs, pauvres ou juifs, il est préférable, pour sauvegarder la pérennité de cette société à niveaux hermétiques, de ne pas se mélanger...

On en vient à se demander si elle a des sentiments, cette Mrs Bridge : même avec ses enfants elle garde une sorte de distance -sauf peut-être avec Carolyn, qui lui ressemble-, comme si elle observait avec curiosité et une vague crainte ces êtres sur lesquels son emprise a une limite. Imaginer qu'il faudra un jour les considérer comme des grandes personnes l'ennuie...

Mais oui, elle en a, des sentiments, qui se révèlent, par bribes, à l'occasion de questionnements qui éclatent, en petites bulles, à la surface de son existence plane et confortablement mortifère, de vagues impressions, de sombres pressentiments qui la saisissent à la pensée du passage du temps, comme si quelque chose qu'elle n'avait pas su saisir s'éloignait, comme si des attentes s'étaient évaporées avant même d'avoir pu être vraiment formulées... mais comme tout ce qui pourrait venir bouleverser la route bien tracée de son existence, elle enfouit ces fugaces ingérences sous le vernis de son impassible honorabilité, restant aux yeux du monde Mrs Bridge, une épouse, temporairement une mère, et c'est tout.


"Il ne voyait pas l'intérêt d'instruire ses filles ou de préparer leur avenir, si ce n'est en s'assurant qu'elles soient propres, polies, franches, modestes et convenablement éduquées. Quant au reste, leur mère y pourvoirait."

Ensuite, Mr Bridge.


Ce qui frappe assez vite avec ce pendant au roman ci-dessus, écrit dix ans après, c'est l'impression de découvrir deux vies parallèles qu'aucune friction ni communion ne permettent de lier, deux solitudes qui se côtoient sans jamais se rencontrer vraiment.

Si Mrs Bridge pouvait passer pour l'archétype de l'épouse docile, offrant au monde une image d'épouse et de mère "modèle", Mr Bridge est quant à lui un symbole du conservatisme, produit de la classe moyenne de cette Amérique des années 30 qui, épargnée par la crise économique, évoluant dans un environnement socialement uniforme, se conforme avec intransigeance aux carcans moraux de leur caste.

C'est a priori un homme sans surprise, qui accorde à la réussite financière une importance capitale, l'époux et père représentant le garant de la sécurité matérielle de sa famille. Il passe d'ailleurs bien plus de temps à son cabinet d'avocat que dans son foyer, entretenant avec son assistante une complicité intellectuelle dont il ne rêve même pas avec sa conjointe. Il est ainsi celui qui inculque à ses enfants, par l'exemple, le culte du mérite, le travail étant le pilier sur lequel tient la respectabilité de l'individu et la pérennité d'une société américaine qu'il ne voit que prospère, où tout individu, si tant est qu'il s'en donne les moyens, peut saisir sa chance, la pauvreté étant par conséquent un corollaire de la paresse... Dans le monde de Mr Bridge, la place de chacun est précisément définie : la mère au foyer, le mari au travail, les noirs hors des sphères logiquement réservées aux blancs... Tout doit être contrôlé, organisé. Lui-même ne s'autorise aucun laisser-aller, aucune spontanéité. Contrairement à sa femme, il affirme ses opinions -fondées sur des préjugés reniant la légitimité de toute différence- avec la conviction de leur justesse, ne tolère aucune remise en question, et en instruit ses enfants en père pontifiant, comme s'il le faisait au nom d'une instance moralement supérieure.

Incapable d'auto dérision, psycho rigide, il se rend parfois bien compte qu'il force un peu le trait, mais il est exclus de s'abaisser à une bienveillance ou une tolérance qui seraient preuve de faiblesse.

Un bien sinistre personnage, en somme, dont on pourrait se demander s'il est capable d'éprouver quelque émotion... on se prend, par moments, à penser que Mr Bridge est une belle ordure -la manière dont il commente le lynchage d'un noir en présumant qu'il avait probablement fait quelque chose de mal est notamment particulièrement glaçante- et à se demander quels auraient été son destin, son comportement, s'il avait été citoyen allemand, mais cela n'a pas de sens, car ce qu'on l'on est dépend au moins autant des circonstances, de l'environnement dans lequel on vient au monde, que d'un caractère qui déterminerait nos pensées et nos agissements. Mr Bridge est Mr Bridge parce qu'il est né en Amérique, dans un milieu qui a dans une certaine mesure conditionné une vision du monde que son refus de réelle confrontation avec des êtres différents n'a pas permis de nuancer, ou de démentir.

La méthode narrative est calquée sur celle qu'utilisait déjà l'auteur dans "Mrs Bridge", une succession de courts paragraphes dévidés sur un ton anecdotique, Evan S. Connell exprimant des faits, sans jugement, même si le choix même de ces faits dénote la férocité du regard. Et comme dans Mrs Bridge, il laisse parfois affleurer les manifestations de pulsions, de questionnements, qui viennent bousculer, l'espace d'un instant, la rigoureuse structure mentale de son personnage, qui expriment alors ses frustrations ou d'inavouables désirs, les sentiments que lui inspirent sa femme -qu'à aucun moment il ne tente de comprendre- et ses enfants, enfouis sous l'auto-censure qu'il s'impose au nom, sans doute, de son équilibre psychologique et existentiel...

Lien : https://bookin-ingannmic.blo..
Commenter  J’apprécie          10



Ont apprécié cette critique (1)voir plus




{* *}