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Critique de Erik35


Erik35
18 décembre 2017
A PLUS FORT TE SOUMETTRAS...

Et c'est ainsi que l'univers d'Evanégyre prit son envol. Certes, les grincheux et les spécialistes (qui peuvent parfois être les mêmes) souligneront que quatre des six textes proposés dans ce qui n'est pas tout à fait un roman, malgré la singularité de l'univers envisagé, ni exactement un recueil de nouvelles dispersées puis rassemblées arbitrairement, ont déjà fait l'objet de publications dans des anthologies antérieures. Il n'empêche que ce "La Route de la Conquête: Et autres récits" pose son monde comme rarement.

Qu'y découvre-t-on ainsi ? En premier lieu, un Empire, celui d'Astreth, dirigé par une mystérieuse Dame Mordranth, l'Oracle Dragon, dont nous ne saurons pas grand'chose très précis, au fil des textes, sauf qu'elle a engagé sa nation dans une politique de conquête sans égal mais dont la finalité est de rassembler tous les peuples sous une seule bannière afin d'apporter une paix sans partage et pour l'éternité. C'est que "La Grande Guerre" et ses inutiles massacres sont passés par là...

L'Empire possède, pour ce faire, d'une technologie sans équivalent ailleurs sur l'Evanégyre. Elle maîtrise parfaitement l'utilisation des cristaux-vapeur de dranaclase via l'artech, faisant fonctionner les moteurs draniques qui équipent tant leurs canons surpuissants que ces monstrueuses armures individuelles dépassant les deux mètres et dont les fantassins, desquels on aperçoit que le visage au sommet de cette montagne de métal, se battent avec des tranchoirs à la lame «aussi large que quatre paumes de mains» !

Aucune des nations, aucune des civilisations présentes ne peuvent résister à ce déferlement de puissance, tandis que l'Empire s'est donné pour mission de les conquérir, les porter à hauteur de leur propre culture afin d'y apporter la prospérité, la tranquillité, un certain confort inédit, une certaine forme de liberté aussi : en quelque sorte, tout ce que les grands Empires promettent plus ou moins, qu'ils se nomment Romain, Napoléonien, Colonial ou Américain (bien que ce dernier ne souhaite pas forcément dire son nom bien que sa manière d'être au monde s'impose peu à peu partout...).
La seule, l'unique contrepartie mais sine qua non condition à ces progrès est la soumission pleine et entière de ces nations aux intentions universellement pacificatrices de l'Oracle-Dragon. Et c'est là que le bât blesse. Car, nonobstant cette démiurgique supériorité militaire, il se trouve des peuples, ici et là, qui se refusent à toute soumission, à quelque perte de souveraineté que ce soit, fut-elle expliquée dans les meilleurs termes et souhaitée pourtant dans l'intérêt à long terme des populations tout autant que de l'Evanégyre. Dès lors, si la diplomatie n'a pu aboutir, ce sont les armes sur-puissantes des légions de l'Empire qui parlent. Et qui gagnent toujours à la fin.

Parfois, il arrive que ces peuples soient dans la pure incapacité pratique de se soumettre, n'ayant pas de gouvernement ni de représentants qui puissent simplement en prendre la décision. Cette situation inattendue, désorientante, incertaine, c'est celle à laquelle va se trouver confrontée la Généralissime Stannir Korvosa, commandante suprême de la Septième Légion tandis qu'elle se retrouve au coeur d'une steppe herbeuse, délimitée par des montagnes d'un côté et l'Océan de l'autre. Là, elle va croiser la culture des Umsaïs, peuple nomade vivant sur d'étranges échafaudages de bois précieux construit au fil des siècles et ressemblant à d'irréelles pyramides mobiles, voguant sur cet immense Océan vert. Elle va comprendre peu à peu que ces gens vivent sans aucun responsable particulier, la seule distinction étant faite entre ceux ayant la force, le courage, l'intelligence et l'énergie pour chasser et se nourrir d'aigles tandis que la majorité ne parvient à tuer que d'énormes herbivores dont il semble que la chair les rend stériles, a contrario de la chair des aigles... Et ce que les diplomates d'Astreth ont pu prendre pour les détenteur de l'autorité, des anciens se faisant surnommer les "Déjà morts", parce que ces derniers semblent avoir la parole plus facile et plus libre que le reste du peuple Umsaïs, ne sont en fait et réellement que des individus que leurs compagnons prennent pour ce qu'ils sont selon un terme relativement proche : des êtres déjà (sous entendu bientôt) morts !

Une telle société fonctionnant sur un modèle quasi anarchique - c'est à dire, pour aller vite, sans Etat, sans corps intermédiaires, sans institutions, sans pouvoir régalien. On croirait presque y voir un phalanstère du philosophe français Charles Fourier, l'un des pères du "socialisme utopique" - n'était la présence d'une religion de type animiste, dont les modalités fonctionnelles ne pouvait que rendre la tâche difficile à cette femme surnommée par ses amis comme par ses anciens ennemis : la Faucheuse ! Comme il eut été aisé de réagir ainsi que sa jeune aide de camp lui conseille de le faire : par la contrainte et par le sang, mais dès lors il eût probablement fallu détruire toute cette population, l'intégralité de cette culture, clan après clan, aucun d'entre eux ne parvenant à satisfaire ce qu'on leur demandait : remettre entre les main de l'Empire un pouvoir que nul d'entre eux n'a jamais détenu !

La subtile généralissime s'en sortira en usant d'un subterfuge d'une grande finesse mais qui remettra en question les commandements de l'Oracle-Dragon...

En quelques cent cinquante pages d'un texte inédit, le premier de ce recueil - qui se rapproche plus du format novella que de la simple nouvelle -, il semble évident de devoir reconnaître à Lionel Davoust un véritable savoir-faire, un savoir-conter pourrait-on préciser, très assuré, enthousiasmant (même sans être un très grand lecteur de romans de Fantasy. D'ailleurs, est-ce bien tout à fait de la Fantasy, tant les références et les emprunts à la Science-fiction y sont florès), percutant lorsqu'il le faut, d'une belle sensibilité à d'autres instants, ce que l'on retrouvera avec plaisir dans les textes postérieurs, selon les thématiques et les histoires présentées.

Élément en outre pas si fréquent eu égard au format de chacun des textes compilés ici, les personnages sont parfaitement crédibles, psychologiquement, individuellement - ils ont leur propre complétude, du moins si l'on considère l'étroitesse la fenêtre par laquelle on nous les donne à observer - , pour autant que l'on admette de glisser dans des mondes inédits, originaux, fantasmagoriques. Ils font "vrais", pour autant qu'on puisse l'exprimer ainsi de personnages de papier. On découvre avec eux, on s'interroge avec eux - du bien fondé de leur mission, de leurs croyances, de leur rêves, de leurs antagonismes, etc -, on lutte à leurs côtés, on tremble pour et avec eux lorsque c'est leur vie qui est en jeu.

Il n'y a pas de fioriture inutile dans l'écriture de Lionel Davoust. Pour autant celle-ci se déploie tranquillement, avec grâce et efficacité, en prenant le temps juste nécessaire, selon ce que l'intensité du moment requiert, commande, et ce style qui ne néglige pas les tournures de phrases complexes, qui ne fait pas l'économie de tous les temps que notre conjugaison permet coule comme une onde souvent belle, parfois retorse puisqu'on s'y laisse emporter sans crainte du moment d'après... qui peut s'avérer terrible ! Pas de fioriture inutile, donc, pas plus que de longueurs sans intérêt (ce qui n'empêche pas des développements lorsque la narration le justifie). Mais l'on se prend à trouver plus d'un passage emprunt d'une véritable beauté formelle, d'une très grande humanité aussi (bien que fort différent comme univers, on n'est pas sans songer à l'oeuvre d'Ursula K. Le Guin, ne serait que par le soin tout particulier apporté à la présentation de cultures diverses). D'autres passages se jouent de nos repères spatio-temporels, comme si Philip K. Dick avait apporté sa contribution d'outre-tombe à cette oeuvre.

Par ailleurs, et ce qui n'ôte rien à l'intérêt de ces textes certes épars en date de création mais d'une grande homogénéité de ton, de sens et de narration au-delà de l'univers commun, ce sont les thématiques envisagées, sans la moindre lourdeur, sans démonstration inutiles (les histoires elle-mêmes faisant office de d'argumentation) telles que les rapports entre vainqueurs et vaincus, les chocs entre les cultures, entre traditions et modernité, sur la réalité concrète et philosophique de ce que l'on désigne par progrès, sans parler de savoir si la fin justifie toujours tous les moyens, quand ce n'est pas de tenter de faire un choix, comme le fait la Généralissime, en laissant l'histoire juger de nos actes. Que dire encore de cette espèce d'antienne (une philippique au politiquement correct ?) prononcée par tous les impériaux et qui assurent que les cultures sont systématiquement préservées - il y a même des conservateurs chargés de recueillir les traditions locales... pour mieux les rendre compatibles au credo impérial…!
Ces problématiques n'apparaissent jamais comme des ruptures de rythme, comme des réflexions superflues ou pontifiante dans le corps de la narration. Simplement, elles découlent inévitablement des histoires que Lionel Davoust nous propose, et c'est l'une des raisons, majeures, qui fait la richesse et la profondeur de cet ouvrage.

Bien sûr, on aurait aimé en apprendre plus sur certains aspects de l'histoire de cet Empire (il y manque ce petit quelque chose, cette trompeuse linéarité qui donne du corps au cycle de Fondation d'Isaac Assimov, pour prendre l'exemple d'un monde se déroulant sur des millénaires), sur le devenir de certains de ses personnages, sur les conséquences pour l'avenir des actes de tel ou tel, principalement dans la compréhension de ce qui est abordé par les deux dernières nouvelles : "Le Guerrier au bord de la glace" (l'autre inédit) et "Quelques grammes d'oubli sur la neige". Dans la première, la lecture reste en suspens entre deux moments de bataille aérienne folle, dont on comprend qu'elle est l'ultime d'une guerre au sein même de l'Empire vieillissant. Quant à la seconde, chronologiquement non datée et qui semble faire le pont entre ce livre et "Les Dieux sauvages", on aurait aimé apprendre comment ce monde de technologie et de progrès a pu trouver sa conclusion dans des âges devenus si sombres... Mais tout reste ouvert, tout est possible avec cet empire à l'univers original quasi "Antique-Punk", si l'on osait le barbarisme ! C'est d'ailleurs ce qui fait tout le sel, toute l'authenticité extravagante de ce monde de l'Evanégyre à propos duquel il est impossible de prévoir à quel moment son créateur souhaitera le refermer (S'il vous plait, non !). Et c'est très bien ainsi.
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