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Critique de Erik35


Erik35
20 décembre 2017
B2-C2-D2-E2 : ROYAUME COULÉ !

Et c'est ainsi que (presque) tout débuta !
Bien qu'ayant déjà donné un peu à découvrir de ce qu'était l'Empire dans une nouvelle alors précédemment publiée au sein d'une anthologie (la très belle «Bataille pour un souvenir» que l'on retrouvera quelques années plus tard dans le recueil "La Route de la Conquête: Et autres récits"), La Volonté du Dragon peut-être considéré comme le premier bloc véritablement consistant consacré à l'Evanégyre et à ces temps très anciens de l'Empire d'Asreth. Pour la petite histoire éditoriale, ce volume fut aussi l'un des tout premiers d'une courageuse et jeune maison d'édition rennaise, le second pour être précis : Les Editions Critic (par ailleurs excellente librairie du même nom).

Entrons cependant dans le vif du sujet : L'Empire, dont nous découvrons alors presque tout, s'est construit sur une supériorité technologique démesurée. Sous l'influence bienveillante de Dame Mordranth, l'Oracle-Dragon qui guide plus qu'elle ne dirige pratiquement cet Etat en constante expansion, les asriens ont conquis, par la diplomatie autant que par le fer, une large partie nord de l'Evanégyre. Cependant, s'ils veulent poursuivre leur marche triomphale vers le sud - dont le but premier est d'apporter paix universelle et progrès matériel à tous les peuples -, il va leur falloir assujettir le petit mais néanmoins redoutable royaume de Qhmarr, baignant dans une sorte d'ère post-médiévale figée, emprunte de magie, mais qui, cependant, semble être demeuré mystérieusement imprenable depuis des siècles.

L'affrontement entre l'ogre et le petit Poucet, entre David et Goliath semble inéluctable. D'un côté, cet Empire sûr de sa force tout autant que de son bon droit, de sa philosophie - on ne peut que songer à cette Amérique triomphante des années Bush vendant à qui voulait l'entendre ses guerres préventives et sa théorie du domino démocratique -. de l'autre, une vieille nation totalement inféodée à son jeune roi - un enfant visiblement fou à moins qu'il ne soit simplement attardé - et à sa philosophie du lâh, sorte d'émanation fantasy du Tao, mi animiste, mi religieuse qui est, pour aller vite, et selon une définition donnée assez involontairement par le Généralissime de l'Empire, une sorte de pressentiment des «grands mouvements de l'histoire. Ses lignes de force, ses courants...»

On va alors suivre une espèce de partie double et terrifiante, tout à la fois grandeur réelle sur la largeur d'un delta commandant l'accès à la capitale et par ailleurs confiné sous un dôme étrange, revêtant la forme d'une sorte de jeu d'échec magique. D'un côté, la flotte impériale, dotée de croiseurs hiératiques et surpuissants, de l'autre une flotte en sous-nombre composée de bons vieux navires à voile, souples mais sans protection. Pourtant, malgré le déséquilibre évident, malgré l'asymétrie patente entre les deux armées, les ressortissants du Royaume de Qhmarr ne paraissent rien éprouver de la crainte légitime vécue par tant d'autres peuples avant eux. Bien au contraire, les malheureux promis à une mort pourtant certaine semblent attendre leur destinée fatale de pied ferme et sans aucune peur.

De son côté, le gouverneur du pays, un homme roué et intelligent mais entièrement dévoué au jeune "Qasul", Ehal Hamfaa, ne semble guère plus inquiet lorsque, après plusieurs mois de négociation, la diplomatie semblant avoir échoué, le Généralissime D'eolus Vasteth décide d'engager ses troupes navales dans une guerre qu'il promet courte et meurtrière à son adversaire.

Le Généralissime va très vite comprendre qu'il ne faut jamais sous estimer son adversaire, que l'orgueil et la suffisance sont les meilleurs moyens de perdre, surtout lorsqu'on a rien voulu savoir de ce qui avait pu protéger l'autre durant tant de siècles, tant d'ennemis avant lui. Alors, bien entendu, les premiers affrontements semblent parfaitement donner raison à la suprématie technologique absolue des navires impériaux, tout particulièrement de son vaisseau amiral, le Volonté du Dragon, dont Lionel Davoust se sert avec grande finesse pour nous faire comprendre toute la symbolique, les sens multiples et interpénétrés que revêt ce navire aux intentions, au fonctionnement tellement représentatif de ce qu'est La Volonté du Dragon elle-même. Car ce navire est bien plus qu'un navire amiral, même si l'on suivra l'essentiel des combats navals à son bord, que l'on y sympathisera avec ce jeune aspirant artechnicien, doué mais mort de trouille, qu'un assujetti de longue date de race Dokri, un vaillant et rugueux canonnier, prendra sous sa coupe et défendra même jusqu'à la mort. Il n'est jusqu'à la tête bicéphale de ce fier emblème de l'Empire qui représente ce qu'il peut s'avérer de plus ambigu, de plus libre à travers deux personnalités que tout oppose - pour mieux se rejoindre lorsque surgissent les décisions fatidiques, irréversibles -, le sage capitaine du Volonté du Dragon, ravalé le temps d'un conflit au rang de second du vieillissant mais encore fougueux amiral Xarkos àn Urvayd. Car si l'Empire assujettit nations et peuples, il n'en demeure pas moins un fervent défenseur du libre- arbitre et un promoteur de l'individualisme face à l'homogénéité servile et fanatisée du peuple Qhmarr.

Jouant avec brio des deux combats se déroulant sur deux terrains n'ayant aucune commune mesure - le plateau holistique et le delta -, passant de l'un à l'autre sans rupture franche afin d'en prouver l'imbroglio, d'en montrer les imbrications, s'amusant à perdre les repères de genres entre hyper technologie et pure magie, Lionel Davoust ne se laisse pas perturber par les liens inextricables qui en découlent au gré des avancés des tactiques et des pertes, effroyables, des uns et des autres. Bien qu'en aussi peu de pages et autant d'action - n'oublions pas les ressorts quasi philosophiques ou relevant du domaine de la science politique que l'auteur égrène, sans lourdeur ni emphase, au fil des dialogues entre chacun des adversaires - il était inconcevable de pouvoir dresser des portraits psychologiques complets, ce que l'on perçoit de chacun des hommes (peu de femmes dans cette lutte pour la conquête, à trois exceptions près, mais elles y ont des rôles d'arrière-plan ou subalternes. On y croisera ainsi la future héroïne de la première nouvelle de la Route de la Conquête, mais avec trente années de moins et bien des choses à apprendre encore).

Cependant, et c'est tout à l'honneur de l'auteur, ces profils psychologiques, ces parcours individuels, ces entames de biographies sont suffisamment complets et denses pour rendre crédibles et attachant la plupart des personnages principaux. On regrettera peut-être que l'angle d'attaque de la narration se place quasi exclusivement du point de vue des impériaux et qu'un seul des Qhmarr, le gouverneur, s'exprime en quelque sorte au nom de tous les siens, de leur vision du monde, donnant encore un peu plus cette impression de déséquilibre en faveur de l'Empire, mais la contradiction est suffisamment forte, les doutes plombent assez le camp de l'Oracle-Dragon pour que le lecteur puisse à son tour être plongé dans les siens propres quant aux justifications philosophiques, intellectuelles, politiques, collectives et individuelles de ce que l'Empire a décidé de réaliser, quel qu'en puisse être le coup humain, moral, éthique.

On se retrouve ainsi face à ces dilemmes posés à nos sociétés contemporaines hautement technologiques, qui se veulent, souvent sincèrement, bienveillantes à l'égard des peuples et des nations ne bénéficiant ni de notre niveau de vie, ni de nos libertés individuelles, ni de notre confort matériel mais qui s'enlisent depuis plusieurs décennies dans des guerres qui, souvent, finissent par nous dépasser voire par se retourner contre nous. (On pourrait même remonter aux guerres coloniales pour "désauvagiser" les "sauvages" et même à Bonaparte amenant la révolution chez les peuples asservis par leurs puissants mais asservissant à son tour). Car ces interventions, dont on n'affirmera pas naïvement qu'elles ont ce seul but d'imposer "le bien" (encore faudrait-il n’avoir qu'une seule définition universelle de ce qu'est le bien) quels qu'en soient les moyens, ne cessent de s'enferrer dans des paradoxes insolubles, des oxymores éternels et dignes d'Orwell - la guerre, c'est paix, etc -. Pendant ce temps-là, des hommes se battent, souffrent, meurent au nom de principes dont on ne sait trop s'ils sont justes, injustes ou se situent sur un autre terrain, celui de la foi en l'autre, cet autre proche, le compagnon, loin, très loin des pensées et des intentions d'ordre quasi messianique ou magiques que leurs dirigeants se sont données de réaliser... Si les victoires successives de l'Empire suivies de la paix promise semblent avaliser le bien fondé de ces conquêtes, n'oublions pas qu'elles s'achèvent (voir La Route des Conquêtes) dans ce que le jeune "Qasul" prophétisera : [...] vous précipiterez le monde dans une ère de ténèbres telle qu'il n'en a jamais connue !» Le ver était-il dans le fruit ?

Pour un premier coup lancé en direction de ce monde imaginaire complexe, l'Evanégyre, cette fantasy très inspirée où l'on retrouve une certaine antiquité impériale, un moyen-âge fantastique, des questionnements intemporels et de la technologie SF c'est un joli coup au but que Lionel Davoust donne-là. Et si nous savons aujourd'hui que l'essai est très largement transformé avec les suites qu'il a dores et déjà données au monde de l'Evanégyre, rien ne le présageait il y a encore six ans, mais c'était un peu prévisible, ne serait-ce qu'avec un tel style - qu'il serait injuste de ne pas signaler ici - efficace mais capable de développements syntaxiques riches, puissants, imagé afin que le régal sa fasse autant sur l'intrigue que par la narration !
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