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Critique de Krout


Krout
18 novembre 2016
C'est difficile. Je ne me souviens pas avoir écrit ce livre. Non, je m'exprime mal. Je me souviens ne pas avoir écrit ce livre. Voilà la terrible vérité que j'affronterai. En écrivant cette phrase, en fait, je l'affronte déjà, avec courage. Et voilà aussi pourquoi j'ai tant aimé ces extraits de vie concentrés d'Erri de Luca. Mieux encore que l'espresso, du ristretto : c'est cela le plus et le moins.

Cet amour de la liberté, comme lui je l'ai et jusqu'à l'isolement. Mais j'ai vite su que ce livre n'était pas le mien. Je l'ai longuement et souvent caressé. Besoin viscéral, ce papier tendre au toucher et ces mots si familiers mais comment bien rassemblés. "Mon père, homme doux, [...] de ces livres, [...] j'ai reçu l'usage de l'effleurement." p.169 Je suis ému qu'il m'ouvre ainsi son album photo, simplement, pour moi, qu'il ne connaît même pas. Elles sont touchantes. J'ai souri, j'ai tremblé, j'ai coeuré. Il ne cache rien. Même pas celles où il est à nu. Non ce ne sont pas mes souvenirs, ses instantanés sont bien les siens.

Mon père à moi, m'a rapporté d'une bibliothèque, où il avait un accès privilégié, des livres de la collection de la pléiade en papier vélin. Je me souviens : quelle douceur. Et quel plaisir de tourner ces pages fragiles, délicatement. Ainsi j'ai découvert Guy de Maupassant. J'avais quinze ans ! Je n'ai jamais tenu de cahier, et depuis longtemps je ne regarde plus mes photos...

Puis tout soudain, au détour d'un autre chapitre, je me retrouve dans la cuisine de ma grand-mère. Il fait déjà noir, les lampes sont allumées, et sur le poêle au charbon que l'on voit rougeoyer mijotte depuis le matin un lapin aux pruneaux. A sept ans j'en captais toutes les odeurs. J'ai les bras écartés et tiens dans mes mains un fil de laine dévidé. Rouge bordeau, le fil et puis gris souris. Ma grand-mère accumule les pelotes. Je ris. Elle tricotais énormément ; le crochet aussi. Ce n'est que beaucoup plus tard que j'ai cru comprendre qu'elle échappait ainsi à la conversation : "Tu vas me faire rater une maille !";) Pour la cuisine, elle mettait beaucoup de beurre et encore plus d'amour. Ah la puissance d'évocation de l'écriture d'Erri de Luca. Je ne peux vous promettre que la même magie opèrera sur vous, la myriade de citations m'enclin à l'optimisme et à vous le souhaiter.

Ce livre, qui n'est pas le mien, me porte à un douloureux questionnement. Et par la douleur, que je connais bien, je signifie exactement ce que lui dit pour la peur "Je sais que la peur rend impitoyable envers soi-même" p.137 Car ce n'est pas mon livre. Nous n'avons pas pris les mêmes "tickets sans retour". Moi, la voie du milieu dite de la sagesse. Lui, la voie des extrêmes, celle qui consiste à empoigner la vie des deux mains et faire corps avec elle comme il empoigne la roche dans l'escalade en montagne. Et toute cette matière, toute cette vie est l'essence de ce livre et en fait toute sa force. Magnifique cadeau qui je sais ne me tuera point et me rendra plus fort.

Ce livre fait grand bien et si je parais fort nostalgique c'est que fin de l'année dernière une personne m'a emmené découvrir de nouveaux sommets. Elle avait mal au dos, fatiguée, vidée. Je lui tendais la main, je voulais l'assurer la croyant fragile. Aujourd'hui je me rends compte que c'est moi qui l'étais. Je n'avais pas réalisé qu'à vouloir prolonger cet instant éphémère, elle finit en avril par le percevoir comme une entrave à sa liberté. Probablement elle me le signalait et je n'entendais pas. Ma main se tendait dans le vide, inutile. Lumineuse ascension, déprimante descente. Je sais que ces brefs mais intenses instants magiques tout comme les instants durs associés rien ne pourra vraiment me les effacer. Vient maintenant le prix de la liberté.

Je me souviens aussi lors d'un vol vers les Etats-Unis, il y a bien longtemps, ouvrir le magazine de la compagnie et tomber des nues devant cette phrase "La vie est plus belle quand on l'écrit soi-même !" signée Sophie Marceau. J'y repense souvent, à la phrase évidemment.^^ La version d'Erri de Lucas est plus explicite dans son exigence : "IL EST DANGEREUX DE SE PENCHER AU-DEHORS, dit l'écriteau des temps modernes. Il est nécessaire de le faire." p.162

Je ne sais si vous lisez à ma manière mais je peux témoigner : la force de ce livre est que "Je me sentais loin et je me trompais. Les images de son album me concernent toutes. [...] et j'avale les manques dont je suis composé." p.69
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