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Critique de ClaireG


Du temps où il s'appelait encore Harry, le jeune De Luca s'était senti terriblement inspiré lors d'une rédaction sur les animaux. Une incroyable fougue fourmillait dans ses doigts, fournie par une imagination soudaine. Il fut accusé de plagiat et, de ce jour, une fissure dans la confiance envers les autorités s'insinua en lui. Il opposa au maître injuste la rébellion du silence. Il ne se défendit pas, il n'en pensa pas moins.

Ceci constitue le premier fragment des nombreux qui pavent la vie de l'écrivain italien. Bouleversé par la révolte de la jeunesse à partir de mai 1968 (il avait 18 ans), il se reconnut dans les revendications estudiantines et les luttes sociales de l'époque. Particulièrement aux Etats-Unis où les jeunes appelaient à la résistance contre la guerre au Vietnam, où Bob Dylan écrivait des chansons contestataires, où Angela Davis et les Black Panthers manifestaient pour les droits civiques de tous. « Sous cette pression, des réformes avaient lieu et aussi des tentatives opposées, des tentations de coups d'Etat militaires… du reste, l'Italie était la seule démocratie provisoire dans une Méditerranée de fascismes : Espagne, Grèce, Turquie » (p. 17).

Il doit l'amour des livres à ses parents, à son père surtout qui les achetait par kilos, pour qui ils étaient un dérivatif aux tomates et aux fruits qu'il cultivait durant la journée. Harry vivait dans une « chambre de papier », il a attrapé le virus de la lecture d'abord, de l'écriture ensuite. Il achetait les livres sur le trottoir, auprès de marchands ambulants, et il comptait 200 pas pour savoir s'il terminerait le livre ou s'il finirait dans une poubelle. Un jour, il tomba sur « Voyage au bout de la nuit ». Il reconnut immédiatement en Céline une acidité semblable à la sienne, une intensité identique. Il garda le livre.

Il fut ouvrier pendant vingt ans, expérimentant divers métiers dans lesquels, comme les autres, il vendait la « force de son travail ». Maçon, il connut l'épuisement sous le soleil qui casse le dos plus sûrement que les pierres. de Naples, il monta à Turin, ouvrier d'usine chez Fiat où il apprit à rester debout et à se concentrer sur les machines « qui ne pardonnent pas la moindre inattention », usine d'où il est expulsé suite à une grève mémorable. Il vint ensuite à Paris, embauché lors de la destruction du stade de Colombes. Il vécut là une expérience de fraternité incroyable quand, sans ressources et sans logement, alors que le patron refuse de payer les salaires, il occupe les bureaux avec cinq musulmans. Au moment de Noël, ils lui firent la surprise d'un petit repas de fête.

Les pages de résistance sont entrecoupées de tendresse à travers le souvenir de ce père qui, voyant son enfant unique pris dans les remous de la rébellion, s'intéressa de près à ses revendications « pour réduire la distance », ce père qui lui communiqua l'amour de la montagne. Il fait le deuil de son père à travers les livres qu'il écrit et les montagnes qu'il gravit. Par des pages consacrées à sa mère aussi et au plat préféré qu'elle faisait lors de ses retours. Il fait le deuil de sa mère en ne mangeant plus jamais d'aubergines à la parmesane.

Voilà Erri de Luca. Il raconte comment les choses se sont passées, simplement, sans en rajouter, et la sensibilité du lecteur fait le reste car, pour l'auteur un livre n'est pas un produit fini, c'est au lecteur de l'achever en l'associant ou non à son existence. Chacun peut calquer des souvenirs personnels sur les siens, revivre des rappels photographiques de lieux, d'événements, d'anecdotes, d'expressions. Pour lui, l'écriture est une issue à tous ses verrouillages.

Des Trois Mousquetaires que sa mère lui lisait pendant sa poussée de scarlatine jusqu'à la Montagne magique qu'il parcourait dans le bus qui le ramenait de ses longues journées de travail, il a gardé une exigence, que le livre le porte car « s'il se hasarde à me demander de le porter, d'ajouter des misérables grammes aux quintaux de la journée, alors va-t'en au diable, livre, je ne suis pas ton porteur ».

Quant à la Bible dont il lit chaque jour quelques lignes, il apprit l'hébreu pour être plus en phase avec le texte original et le yiddish parce qu'il ressemble dans ses accents vifs et secs au napolitain qui lui est si cher.

Tous ces épisodes de vie ont été écrits au moment d'un procès pour incitation au sabotage qui opposa Erri de Luca aux dirigeants de la ligne ferroviaire Lyon-Turin. Il a été relaxé mais durant le temps du procès, il était sans cesse interrompu et ne parvenait pas à écrire un roman. Il se décida à transcrire ses souvenirs familiaux, intimes, de luttes sociales, d'événements du monde, comme la guerre en Tchécoslovaquie, comme ces guerres modernes qui tuent toujours davantage de civils, de ses convictions d'égalité et de liberté pour tout individu nonobstant sa race ou sa religion.

Toujours avec autant de simplicité et d'humanité.



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