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Critique de Dorian_Brumerive


« La Madone des Sleepings » est en littérature que ce que l'on appelle au cinéma un « nanar », mais un « nanar » crucial, qui a marqué son époque. Il nous est difficile de comprendre pourquoi ce roman s'est vendu à des millions d'exemplaires dans le monde, et reste encore régulièrement réimprimé aux Etats-Unis, mais on peut néanmoins se pencher sur la recette avec laquelle il a été composé. car si l'ensemble est indéniablement un peu « gras », les ingrédients eux sont particulièrement subtils et très astucieux.
Ce qui frappe d'entrée, c'est que si « Mon Coeur Au Ralenti », le roman précédent dont le prince Seliman était déjà le personnage principal, était un récit déjà un peu fantasque, mais à l'intrigue policière plutôt classique, très inspirée des romans noirs américains, « La Madone des Sleepings » relève de plusieurs genres. le roman est divisé en plusieurs parties contrastées et néanmoins complémentaires. Maurice Dekobra a retrouvé ici la verve des feuilletonistes du XIXème siècle, mais en chassant impitoyablement le tirage à la ligne et le remplissage forcené qui faisaient de ces ouvrages des volumes épais et interminables. Son roman ne dépasse pas les 300 pages, et y gagne un certain dynamisme, une grande énergie qui faisait défaut à « Mon Coeur Au Ralenti ».
Bien que commençant de manière plutôt bavarde et érotique, le récit évolue assez vite vers l'aventure, puis vers l'espionnage, puis à nouveau l'aventure, le mélo, et au final le dénouement spectaculaire et feuilletonesque. Ces montagnes russes narratives ont un grand impact sur le maintien de l'intérêt du lecteur le long d'un récit à l'intrigue assez minimale et aux personnages limités et stéréotypés. Il y a du feu d'artifice, dans « La Madone des Sleepings », une succession assez heureuse de séductions bavardes, de décadentisme décomplexé, d'aventures trépidantes, de pamphlets anticommunistes, et d'une sorte de mélange improbable mais efficace entre mélo sentimental et papillonnage débridé. le livre doit beaucoup de son charme à cette dimension copieuse d'éléments littéraires très divers mais très appréciés, chacun à leur manière, à l'époque de la publication de ce roman, qui apparaissait alors comme une synthèse de vieilles ficelles et d'idées modernes.
L'anticommunisme, déjà présent dans « Mon Coeur Au Ralenti », se trouve ici décuplé, au point d'être à la base de tout le roman. Mais son importance permet aussi de disséquer la démarche de l'auteur en deux sous-thèmes forts, et néanmoins différents :
– D'abord Maurice Dekobra pratique une partie de sa propagande sur des éléments assez classiques : le bolchevisme serait la revanche des ratés sur l'élite. La nouvelle philosophie prolétarienne ne serait que le cache-misère de la jalousie et de l'envie des pauvres de s'emparer des richesses et des biens de personnes plus méritantes. C'est évidemment un reliquat de pensée impériale et monarchiste, qui place la hiérarchie des classes sociales comme un ordre naturel. le personnage de Varichkine est l'archétype de l'arriviste militant, ayant en lui une part de sauvagerie et de cruauté, mais qui n'en est pas moins un ambitieux, ne demandant pas mieux que d'appartenir au grand monde ou à l'élite, qu'il ne combat que parce qu'il n'a aucune chance d'y rentrer. Selon Dekobra, les bolchevistes eux-mêmes ne croient pas au bolchevisme, ils n'y adhèrent que pour faire carrière. Bien des personnages secondaires dans ce roman partagent plus ou moins la même philosophie. Seule Irina Mouravieff demeure une militante fanatique pure et dure, et très logiquement, Dekobra en fait un monstre de sadisme.
– Ensuite, Maurice Dekobra stigmatise un autre aspect du bolchevisme : le fait que ce soit une doctrine rigide, rigoriste, basée sur l'effort collectif et l'effacement de l'individu devant l'Etat. Dekobra l'hédoniste, le collectionneur de femmes, se hérisse, se cabre devant cette doctrine du devoir commun aussi sacrificiel qu'un devoir chrétien. Il n'est plus là question de vision sociale, mais bien plus d'un dégoût du sectarisme. Car contrairement à la plupart des auteurs célèbres pour leur rejet du communisme, Maurice Dekobra n'est pas véritablement un conservateur. Il n'est jamais question de religion dans ses romans. Il n'y a presque jamais de prêtres, de curés, ni même de personnages ou de figurants qui soient dévots ou simplement croyants. En bon tentateur de ces dames, Dekobra fait l'impasse sur tout ce qui touche à la morale. Il n'en dit pas du mal, il fait comme si elle n'existait pas. L'essentiel de ses personnages est constitué de gens riches et décadents, ou fort désireux de le devenir. On suppose qu'à ses yeux, les gens qui n'ont pas cette tournure d'esprit n'ont aucun intérêt. de ce fait, il juge le bolchevisme comme une incarnation politique de la morale religieuse. Il y trouve sous une forme nouvelle les mêmes dérives liberticides et autoritaires, et sur ce plan-là, il est assez prophétique. On trouve sous sa plume, dès 1925, les critiques qui seront durablement émises sous les régimes de Staline et de ses continuateurs jusqu'à la chute de l'U.R.S.S. Il parle déjà de transfuges qui veulent passer à l'ouest, tout un imaginaire qui alimentera les romans et les films d'espionnages trente ou cinquante ans plus tard. Même si l'on ne partage pas sa vision hiérarchisée de ce que doit être une civilisation ou son éloge permanent de la richesse et de la fatuité, il faut admettre qu'il a été lucide sur la dérive dictatoriale qui allait progressivement s'installer en U.R.S.S.
Cette position fait que, même s'il est réactionnaire, Maurice Dekobra est, à son époque, un chantre de moeurs plutôt progressistes. Il demeure un jouisseur dont les romans s'échinent à donner le mauvais exemple. Plus encore que Victor Margueritte et sa « Garçonne », Maurice Dekobra est resté l'auteur par excellence des Années Folles. Ses héroïnes sont des vaporeuses et des lascives pour la beauté de la chose, et non pas comme la Monique Lherbier de la « Garçonne », à la suite d'une trahison amoureuse. Lady Wynham est en ce sens un personnage fantasmatique qui conserve presque cent ans après, toute la fascination exercée de son temps sur des lectrices encore inhibées, dans une France où tout le monde n'allait pas faire la fête la nuit. Aujourd'hui, de par celle liberté frisant l'inconscience et cette nymphomanie tranquille, il est néanmoins difficile de la voir autrement que comme un fantasme masculin un peu trop parfait pour être vrai. Cependant, Maurice Dekobra a su la doter d'esprit, d'érudition, d'un humour irrésistible, capricieuse sans être infantile, avec une part d'ombre à peine esquissée, laissant entendre que Lady Wynham mène certes la vie qu'elle veut mais se sent surtout moyennement capable d'en mener une autre. La peur de l'ennui, l'horreur de ce rôle fade d'épouse modèle, le refus du devoir, le refus de la contrainte sont ses épouvantails. Sans que cela soit explicitement dit, Maurice Dekobra arrive à la même conclusion que Victor Margueritte : la femme ne mérite pas la vie que l'homme l'a obligée à mener durant tant de générations.
On comprend que ce message ait parlé au coeur de plusieurs dizaines de millions de lectrices, même si là où Victor Margueritte, homme de gauche, cultive l'espoir d'une société future plus juste, Maurice Dekobra, homme de droite, refuse d'espérer : la liberté, c'est l'argent. Point final. Une fois qu'on a beaucoup d'argent, on peut s'acheter toutes les libertés que l'on veut, et on serait bien bête de ne pas le faire.
On ne comprend que trop bien pourquoi ce roman a eu tant de succès en Amérique…

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