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Critique de Rodin_Marcel


Delacomptée Jean-Michel - "La Grandeur : Saint-Simon" - Gallimard, 2011 (ISBN 978-2070129812)

Un livre bien écrit, soigneusement documenté, intéressant à plusieurs titres.
D'abord parce qu'il traite du Duc de Saint-Simon, à la langue si bien pendue, mordante, ironique, source d'étonnements sans fin dans la comparaison fielleuse (l'un de mes livres de chevet que j'ai toujours sous la main pour en lire un passage n'importe quand, tant il procure le plaisir de la langue française dans ce qu'elle eut de meilleur).

Ensuite parce que l'auteur met au centre de son interrogation cette question essentielle : qu'est-ce qui a poussé cet aristocrate à se lancer, à un âge aussi avancé, dans une entreprise aussi gigantesque ?
Et comment en vint-il à se libérer de toute phraséologie convenue pour recourir délibérément à une plume débridée, explosive, impulsive ?
Enfin, à ma surprise, il en ressort un portrait plutôt attachant de ce Duc que l'on ne pourrait voir que sous les traits d'une vieille commère, mais qui avait la pensée bien plus vaste…

En conclusion de ses mémoires, et traitant de leur contenu, il anticipe l'hostilité qui accueillerait leur éventuelle publication (qui eut lieu bien plus tard, au milieu du 19ème siècle, à une époque où plus aucune des personnes évoquées n'était encore de ce monde pour s'en plaindre) :
«Ceux dont on dit du bien n'en savent nul gré, la vérité l'exigeait. Ceux, en bien plus grand nombre, dont on ne parle pas de même entrent d'autant plus en furie que ce mal est prouvé par les faits ; et comme au temps où j'ai écrit, surtout vers la fin, tout tournait à la décadence, à la confusion, au chaos, qui depuis n'a fait que croître, et que ces Mémoires ne respirent qu'ordre, règle, vérité, principes certains, et montrent à découvert tout ce qui y est contraire, qui règnent de plus en plus avec le plus ignorant, mais le plus entier empire, la convulsion doit donc être générale contre ce miroir de vérité.» (Duc de Saint-Simon Mémoires – conclusion).

Saint-Simon se targue donc de ne révéler que la "vraie vérité" (cf : ces mémoires ne respirent qu'ordre, règle, vérité...) alors qu'il sait fort bien combien sa plume est féroce lorsqu'il s'emporte : à ses yeux, il se juge tout à la fois objectif dans les faits rapportés, tout en étant partial dans la manière de les narrer. Pour rétablir un semblant d'objectivité, il faudrait qu'un historien reprenne par exemple tel ou tel portrait de tel personnage par Saint-Simon, pour le comparer aux témoignages d'autres personnes de la même époque : mais de tels témoignages n'existent que pour très peu des personnes croquées par Saint-Simon, si bien qu'il reste seul à fournir des informations personnelles sur une quantité de ces courtisans qui peuplaient la Cour du Grand Roi Soleil qu'il haïssait de toutes ses forces.

Autre remarque fondamentale :
«au temps où j'ai écrit, surtout vers la fin, tout tournait à la décadence, à la confusion, au chaos, qui depuis n'a fait que croître».
Il est probable que la majorité des chroniqueurs et mémorialistes se mettent à écrire justement parce qu'ils ont l'impression que "tout fout l'camp", et je dois convenir qu'il m'arrive souvent de penser la même chose de notre époque actuelle, par rapport à ce que je vécus dans mon enfance et ma jeunesse. Ceci étant, Saint-Simon n'a pas entièrement tort : la Régence, puis la fin du règne de Louis XV furent des périodes de profonde remise en cause des modes de vie et des idées qui imprégnaient les gens de sa propre génération. Rédigeant entre 1739 et 1749, il ne devine pas si mal l'avenir puisque ce chaos va mener tout droit à la Révolution de 1789 culminant avec la Terreur de 1793.

Encore une remarque : Saint-Simon écrit donc ses mémoires entre 1739 et 1749, mais il arrête sa narration des faits à l'année 1723, date de la mort de son ami le Régent Philippe d'Orléans, après l'avoir commencée avec l'année 1691, soit un écart de 48 années entre le moment où il commence à écrire (1739) et ce sur quoi il écrit (l'année 1691), ce qui est considérable, même si – c'est bien connu et établi – il s'appuie sur les écrits d'autres mémorialistes ainsi que sur une montagne de documents qu'il a patiemment accumulés. En revanche, tout un chacun peut admettre que certaines scènes laissent des traces durables en mémoire, que ce soit par leur force intrinsèque ou parce que tel ou tel trait surprend et fixe durablement l'attention du narrateur (alors qu'il sera totalement oublié par un autre témoin). Proust a longuement écrit là-dessus, inutile d'y revenir…

Saint-Simon ne rédige ni un journal, ni une histoire de sa famille : il croque les autres, et c'est par là qu'il se dévoile, sans jamais s'étendre sur sa propre vie privée.

Le livre de J.M. Delacomptée poussera sans doute ses lecteurs à se (re)plonger dans ce trésor inépuisable de la (persifflante et moqueuse) langue française de cette époque : un véritable régal… sans oublier évidemment son pendant indispensable que sont les Lettres de la Divine Marquise.
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