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Critique de Presence


Il s'agit d'une histoire complète et indépendante de toute autre, initialement parue sous la forme de 4 épisodes en 1999, écrite par Jamie Delano, dessinée, encrée et mise en couleurs par David Lloyd.

Quelque part en pleine mer, un homme est coincé sur un éperon rocheux, avec des tentacules émergeant de l'eau, essayant de le happer. Son regard indique qu'il est proche de sombrer dans la folie. Alors que les tentacules disparaissent, il aperçoit au loin un navire. Recueilli à bord, il se rend compte qu'il a perdu la mémoire ; il choisit le prénom d'Ishmael sur l'inspiration du moment (la version anglaise d'Ismaël, prénom biblique et popularisé dans Moby Dick d'Herman Melville). Il est jeté à fond de cale avec les autres esclaves pour être vendu au marché. Il finit comme gladiateur dans l'arène où il se révèle un combattant redoutable. Il est repéré par Max qui l'achète comme homme de main, et par sa femme Scarlett qui semble fascinée par lui. Après plusieurs péripéties, Ishmael finit par s'échapper et perdre connaissance au bord de la noyade. Il reprend conscience dans un autre monde, agressé par un ver géant.

Au premier niveau de lecture, Jamie Delano a construit un scénario qui peut sembler un peu facile. le vaillant et viril héros se retrouve dans une situation dangereuse. Il triomphe des périls dans des affrontements physiques mettant en valeur sa force et son courage. Il se démène pour obtenir l'attention de la belle jeune femme. Alors qu'il semble sur le point de triompher de l'adversité, la victoire lui échappe et il se retrouve dans une autre situation périlleuse. Tout se termine par une chute un peu prévisible, avec justice poétique, comme un EC comics du temps jadis. Les dessins de David Lloyd sont fortement encrés avec une tendance à la dramatisation pour renforcer l'impression de destin implacable, mais avec des visages manquant de finesse.

À un deuxième niveau de lecture, dès la première scène, le lecteur sent bien que Delano écrit un hommage aux romans d'aventures à destination des adolescents et jeunes adultes mâles. La séquence d'ouverture évoque un personnage d'Howard Philips Lovecraft proche de basculer dans la folie face à la manifestation d'une créature venant des profondeurs. La séquence suivante évoque les films de gladiateurs, avec combats dans l'arène. Celle d'après rappelle Magnus, Robot fighter, avec un soupçon de John Carter. Entretemps Ishmael a profité du grand air à bord d'un dirigeable qui aurait fait envie à Robur le conquérant. Jamie Delano convoque donc les grandes figures des aventures de type pulp pour nourrir son récit. Comme Delano, Lloyd prend soin de citer visuellement ces références, sans tomber dans le plagiat, avec cette silhouette de jeune femme qui semble avoir été croquée par Russ Manning, sans rien sacrifier de son encrage appuyé. Delano et Lloyd inscrivent leur récit dans la tradition de ces récits où le héros triomphe de tous les périls grâce à sa force physique et sa détermination, dans un état d'esprit (une force de caractère permettant de tout faire plier à sa volonté) qui fait également honneur à Robert Erwin Howard.

Toutefois dès le premier épisode, Delano et Lloyd ont introduit 2 éléments qui déparent dans ces saynètes à la manière de..., suggérant ainsi un troisième niveau de lecture. Pour commencer, le héros n'arrive pas à conquérir la femme. Il y a bien cette composante de séduction, cet objet du désir, cette tension sexuelle, mais qui ne débouche jamais sur une satisfaction. Quel que soit le niveau de virilité du héros, il n'est pas en mesure d'aller jusqu'au bout, une forme de frustration exacerbant un désir inassouvi, niant la valeur de ses triomphes virils. La deuxième composante relève de l'absurde, puisqu'à chaque configuration, il se produit une occurrence pendant laquelle les figurants ou seconds rôles regardent un dessin animé à la télé, dans lequel Hapless Henry (un chien anthropomorphe) est humilié. Alors que tout le monde trouve ces avanies irrésistibles, Ishmael les trouve pathétiques. Alors qu'Ishmael est un homme triomphant des combats les plus risqués, il est incapable de partager ces moments de détente avec le reste de l'humanité.

À ce troisième niveau de lecture, en y regardant de plus près, les dessins de David Lloyd accentuent ce malaise. Il y a l'encrage qui se fait de plus en lourd au fur et à mesure que les pages se tournent. Il y a les visages qui expriment des sentiments intenses, incontrôlables par l'individu, déraisonnés. Il y a l'apparence du dessin animé Hapless Henry, trop en décalage par rapport avec le reste, mais aussi trop axé sur la résignation et l'humiliation d'Henry. Il y a ces séquences de sommeil ou de noyade pendant lesquelles Ishmael perd tout contrôle, sur son environnement, où il devient le jouet de forces arbitraires et néfastes. Plus l'intrigue progresse, plus les hauts faits sont représentés comme des actions brutales, perdant leur caractère héroïque au fur et à mesure. le malaise s'installe et prend des proportions étouffantes.

Parti pour un récit d'aventures rendant hommage à aux oeuvres majeures de ce genre du début du vingtième siècle, le lecteur sombre peu à peu dans une ambiance castratrice, des situations dans lesquelles toute la force et les ressources du héros ne permettent pas d'aboutir à une victoire significative, où tout est toujours à recommencer, sans espoir de résolution, évoquant une variation sur le mythe de Sisyphe. Alors que Delano et Lloyd donnaient l'impression de partir pour un récit d'aventures classiques, ils font apparaître la futilité des efforts du preux héros, son incapacité à faire une différence, son impuissance à triompher et à conquérir la belle. le lecteur se retrouve pris dans les rets d'un récit poisseux et désespéré, un vrai roman noir implacable.

Le tome contient également 3 pages d'un autre récit de David Lloyd : Kickback (2006).

David Lloyd (dessinateur de V for Vendetta d'Alan Moore) et Jamie Delano avaient déjà collaboré ensemble pour une histoire de John Constantine d'une noirceur abyssale intitulée "The horrorist" (1995), rééditée dans The devil you know.
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