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Critique de Kirzy


°°° Rentrée littéraire 2023 #24 °°°

Clotilde prend le train pour Heidelberg. Cela fait dix-sept mois qu'elle est prise dans un tourbillon émotionnel depuis que son ex, son grand amour, est revenu dans sa vie, jusqu'à en devenir folle tant il brûle et s'échappe. Elle choisit l'itinéraire le plus long possible afin de prendre le temps de réfléchir à la situation, de crever l'abcès et une décision pour avancer, ne plus être submergée, l'occasion d'ordonner sa vie à cinquante ans.

Sujet banal, certes, mais piqué d'une magnifique idée, furieusement poétique, puisqu'on voit Clotilde, comme dans un film de Cronenberg, extirper littéralement de son crâne ses souvenirs les plus marquants sous la forme de petits corps solides qu'elle dispose sur sa tablette de TGV  : certains souvenirs sont en grappe, d'autres isolés, elle les prend entre ses doigts, les triturent, certains palpitent, certains sont métalliques, d'autres gluants, scintillants, couleur sang.

Dans cette autofiction qui abandonne le « je », Clotilde est le double assumée de Chloé Delaume, pas de fausse barbe. Ce sont les premiers chapitres qui m'ont le plus transportés, ceux de l'enfance et adolescence de Clotilde avec le traumatisme fondateur : celui du meurtre de sa mère par son père qui se suicide ensuite sous ses yeux d'enfant (magnifiquement racontée dans le Cri du sablier, le roman qui m'a fait découvrir et suivre cette écrivaine, un choc dans mon parcours de lectrice). Chloé Delaume arrive à toucher tout en étant cru, trash et drôle pour raconter une jeune fille puis femme étrange, suicidaire, diagnostiquée bipolaire, se prostituant sans aigreur.

Elle explore ainsi les effets de ce féminicide maternel sur sa psyché et ses échos sur sa vie amoureuse de quinquagénaire depuis ce rapport déglingué aux hommes. C'est terrible de voir une femme lucide, aguerrie aux feux de l'amour tomber à nouveau dans le panneau, s'entêter, avancer les yeux bandés sous l'emprise d'un amour obsession-addiction-déni qui se fracasse au réel mais qu'elle trouve sublime et qu'elle a envie de vivre malgré sa toxicité, ad nauseam.

Plus largement, à travers son alter ego, elle interroge de façon percutante toutes les questions féministes contemporaines au temps de MeToo, et notamment les dissonances entre un féminisme quasi misandre ou du moins anti-phallocrate et une hétérosexualité difficile à changer (« comment ne pas se dire je couche avec l'ennemi, et se projeter tondue à la Libération ? Clotilde tenait autant à ses cheveux qu'à la chute du patriarcat. »)

Pauvre folle peut se lire comme un condensé de l'oeuvre de Chloé Delaume. C'est souvent très fourre-tout tant il y a de thématiques, foutraque aussi même si on sent que l'autrice sait où elle va. La partie « histoire d'amour toxique sous emprise » est trop longue, mais étonnamment, cela ne m'a pas gênée tant le texte est porté par la virtuosité jubilatoire de l'écriture.

Depuis toujours, j'adore l'écriture de Chloé Delaume qui possède un style unique, inventif, doté d'une spectaculaire sorcellerie langagière qui provoque admiration et enchantement tout en célébrant le pouvoir des mots. C'est le genre de roman dont on a envie d'extraire mille citations, tant pis si l'intrigue en elle-même passe très loin après.

Pauvre folle est une ode à la littérature, celle qui sauve de toutes les épreuves depuis le choc esthétique de Clotilde lisant Ophélie de Rimbaud, celle qui fait se sentir vivant, celle qui, par exemple, fait revivre le souvenir de la mère assassinée :

« Les pensées morbides y poussaient à foison, bouquets d'orties, ronces barbelées. Clotilde les expulsait par l'encre, papier griffe tatoué, ses cahiers à spirale plus noirs qu'une obsidienne. Quant Clotilde écrivait, elle avait l'impression que, quelque part, revivait sa mère. Qu'à part la poésie, sa mère n'était pas morte, ne pouvait pas mourir. Elle lui avait transmis les secrets de la métrique, les battements du coeur de Clotilde martelaient la rythmique du moindre alexandrin.(…) L'esprit de la défunte faisait office de muse, la transe était ouatée et légèrement humide, comme le ciel du 30 juin juste après dix-neuf heures. »
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