Le corps médical protège comme il peut ses malades de la défaite de la mort. Certains, des infirmières aux médecins, ont du mal à parler. Il n'y a pas si longtemps, ils touchaient les corps. C'est de plus en plus rare, à cause de la multiplication des machines, les merveilleuses machines, qui rendent les gestes inutiles. Il leur faut maintenant parler. Non pas faire des discours. Je parle de basculement vers l'autre, le paysage détruit de l'autre, l'envisager, et y planter des arbres. La parole peut faire ça. (p.104)
Parce que demain on recommencera. On ira vers lui, et il sera vivant. ça aide à dormir.
Si on se force à aller à l'hôpital il ne faut pas y aller. Il arrive pourtant qu'on se force, quand on rend visite à un ami qu'on n'a pas encore vu couché là. On a peur, de ne pas le reconnaître, de trop sourire. Mais si on l'aime, quelque chose en nous s'ajuste, quelque chose de l'ordre de ce qu'on appelle l'âme du violoncelle. Quand on y va tous les jours ça va. Je ne parle pas de bonheur, quoique...
Il y a des heures, dans les jours, où l'on pourrait parler de ça. Mais avant d'ouvrir la porte de la chambre, on a le corps noué, la tête traversée par des trains qui déraillent.
On sait qu'il y a eu la nuit, que la fatigue augmente dans son sourire. Puis on ouvre la porte, doucement, et on avance, il est réveillé, il nous regarde. On ravale le chagrin, on le tasse n'importe où dans le corps et on avance vers lui avec du bonheur dans les yeux, quelque chose que peut-être on ne lui a jamais ou si peu donné à voir quand on pouvait jouer et rire ensemble parce que la vie qu'on vit est fait d'encombrements, de ratures, d'oublis.
Il ne vous demande pas de parler, il vous regarde. Il suffit de rester au pied du mur de la souffrance, de sa peur. Et de tenir. A la distance, difficile à trouver, qui respecte son énigme de vivant. Etre tout près de ce qu'il a de plus lointain. Il suffit de voir son sourire, le mystère de ce sourire, pour tenir. Le chagrin c'est pour vous. C'est lui qui va mourir.