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Critique de karmax211


"Ceux qui débarquaient sur le front comprenaient, au bout de quelques jours à peine, qu'ils n'avaient guère de chance d'en réchapper. La capacité à durer, à survivre, imposait tacitement une hiérarchie entre les hommes. Il y avait ceux qui vivraient peut-être. Et il y avait ceux qui étaient déjà morts, des cadavres sans le savoir, à qui on n'avait pas dit, sans doute, qu'ils n'étaient qu'une illusion, qu'ils n'étaient déjà plus de ce monde, ou qui croyaient, avec une fausse naïveté, qu'être encore debout suffisait à faire d'eux des êtres vivants."

Des mots qui évoquent toutes les guerres. Car ces mots, on pourrait les lire rapportés par les survivants de la Grande Boucherie, de certains fronts de la Seconde Guerre mondiale, de la Corée, du Vietnam, de l'ex-Yougoslavie et de celles et ceux qui défendent en ce moment l'Ukraine convoitée par les barbares de Poutine, et plus particulièrement ceux qui se font face dans le Donbass où les deux armées sont dans une guerre "à l'ancienne", une guerre où l'on s'enterre, où l'on se terre, où l'on avance et l'on recule par tranchées, et cela sous un déluge d'artillerie ; Ernst Jünger aurait dit sous des "orages d'acier"...

Ce roman qui bouscule les codes du roman de guerre, du roman historique, du roman policier et du roman noir, a tout pour plonger le lecteur dans un paysage embrouillardé, le désorienter comme l'est Siriem Plant, ex-flic, ex-militaire, chargé ou plutôt "contraint" par le ministère des Anciens Combattants de faire toute la lumière sur le cas d'un soldat plongé dans le coma depuis plus d'un an, sous une fausse identité.
De ce comateux répondant au nom d'emprunt de Carlus Tournay il n'a que son régiment d'appartenance, son grade, deuxième classe et son numéro matricule.
Il sait par ailleurs que s'il est dans cet état, ce n'est pas directement la faute à la guerre ; l'homme a été renversé par une voiture...
Alors, s'agit-il d'un déserteur ? Mais la piste du déserteur colle mal avec ce qu'on sait de l'histoire de ce jeune homme engagé volontaire, ayant devancé l'appel et ayant eu à plusieurs reprises une conduite héroïque sur le champ de bataille...
Bon camarade aux dires de ses anciens compagnons d'armes, l'homme était énigmatique, peu enclin à la confidence mais toujours prêt à prêter sa plume et son "talent" littéraire pour aider à l'écriture des lettres qu'on voulait plus belles que les maigres mots que l'on possédait pour les embellir... Et puis il était d'une bravoure "inconsciente", un trompe-la-mort qui semblait la chercher...
Rien dans les archives.
Cette enquête à rebours sous escorte – l'enquêteur est accompagné par un agent de liaison, le caporal Willar Cassel, chargé de le surveiller et de faire remonter cette surveillance à sa hiérarchie -, Siriem Plant va la mener contre la montre, contre ladite hiérarchie, avec ténacité, ruse, expérience.
Pour cela, il va se livrer à un porte à porte à travers le pays qui va l'amener à rencontrer les veuves, les mères, les soeurs et à travers elles prendre connaissance des témoignages de ces voix d'outre- tombe que furent leur époux, leur fils, leur frère, lesquels ont côtoyé de près ou de moins près Carlus Tournay. Leurs témoignages qui relatent l'horreur et l'absurdité de la guerre se concluant systématiquement par ces mots saisissants : "c'est ainsi ou c'est comme ça que je suis mort."

Autres éléments dépaysants, l'absence de datation, de spatialisation, de "périodicité". L'auteur a pioché dans ses connaissances des faits qui font penser à 14-18, à la Corée, au Kosovo, tout en ayant recours aux ordinateurs et en faisant allusion à l'arme nucléaire.
"Et si on avait eu le nucléaire, l'aurions-nous utilisé?"
Le pays est un pays imaginaire.
Sa capitale Caréna où "pullulaient les naissances illégitimes, les divorces fréquents, la prostitution, la mendicité, l'alcoolisme, en somme l'enfer sur terre." ne figure sur aucune carte.
Les noms de villes, de villages comme les noms de ses habitants ont tous des consonances différentes, comme s'ils étaient des entités universelles.
Car c'est ce qu'a voulu Lionel Destremau, faire de cette histoire de traumas, une condamnation sans appel sur le grand trauma qu'est la guerre.

À l'origine, ce roman était une nouvelle autour du personnage de Carlus Tournay, jeune homme mal dans sa peau, dépressif, en butte à de gros problèmes familiaux, qui n'arrive pas à s'insérer dans la société et qui "est une figure de l'absurdité, en ce sens où il se laisse toujours mener par le destin ou par les évènements extérieurs ou par des décisions qui ne sont pas les siennes."
Fait historique, lors de certains conflits des familles ont souhaité récupérer de gens qui n'étaient pas leurs proches ou qui ressemblaient à leurs proches parmi des comateux, des gueules cassées, des amnésiques.
De là donc la genèse de ce roman qui s'ouvre sur un de ces comateux que le ministère des Anciens Combattants voudrait rendre à "sa" famille, d'où cette enquête décrétée par le ministère en question.

Un roman d'une exceptionnelle maîtrise littéraire, narrative, psychologique.
Un livre contre la guerre d'une originalité captivante et déroutante.
Un message à la portée universelle.
Une lecture d'une rare qualité que je dois – et je ne lui dois pas que celle-ci – à l'une des plus brillantes lectrices de Babelio, que presque tous connaissent sous le pseudo de Kirzy.
Comme il s'agit de mon dernier billet pour 2022, je tenais à vous exprimer toute ma gratitude pour l'excellence de vos chroniques et pour votre toujours aimable disponibilité.
Un grand merci à vous Marie-Laure !

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