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Critique de VincentGloeckler


Même lorsque son aventure littéraire personnelle est elle-même un moment contrariée par une pandémie et le confinement qu'elle entraîne, comme ce fut son cas en 2020, même lorsqu'il peut parfois, à l'instar des héros qu'il met en scène, être saisi par le doute et questionner le sens de sa tâche, Patrick Deville poursuit inlassablement le « projet Abracadabra », un projet de douze romans dans douze lieux du monde, forgé il y a plus de vingt cinq ans, un projet formidable par sa durée et son envergure, et dont il nous livre ici, avec Samsara, le neuvième opus. Infatigable voyageur autant qu'explorateur têtu de territoires parfois délaissés de la littérature et des archives, il nous emmène à cette occasion aux quatre coins de l'Inde, et on l'y suit avec le plus ardent des plaisirs, tant chaque page est riche de nouvelles anecdotes ou de détails captant notre curiosité, retrouvant cet art du « roman sans fiction », vrai kaléidoscope mêlant le présent et la mémoire d'un lieu, imaginant une infinie conversation entre ses protagonistes et d'autres héros de l'Histoire ou de la fable, célèbres ou moins connus, locaux ou très éloignés dans l'espace ou le temps, créant ainsi souvent des rapprochements aussi baroques que féconds.
Dans Samsara, Patrick Deville confronte les destins de Gandhi et de Pandurang Khankhoje, deux des principaux meneurs du combat pour l'indépendance de l'Inde. Si le premier, « héraut de la non-violence », est évidemment très célèbre, devenu le mythique modèle des militants pacifiques jusqu'à Greta Thunberg, le second, « combattant révolutionnaire » infiniment plus belliqueux, l'est beaucoup moins, et c'est surtout sur ses traces que l'auteur conduira son enquête. Pandurang Khankhoje, né en 1886, plus jeune, de dix-sept ans, que Mohandas Gandhi, est très vite, dans son adolescence, conquis par les thèses des penseurs indépendantistes, convaincu qu'il faudra prendre les armes pour se délivrer du joug colonial britannique. Et c'est d'abord sur les mers qu'il conquerra, fuyant sa famille, sa propre liberté, nettoyant le pont où l'on abat des boeufs pour nourrir l'équipage, puis arrivé au Japon, après mille péripéties, donnant des cours d'anglais à des candidats à l'immigration aux Etats-Unis, avant de les suivre sur le bateau qui les y emporte. Il y étudiera l'agriculture, acquérant un vrai savoir d'expert dans le domaine, qui lui sera utile dans la seconde partie de son existence, lorsqu'il aura abandonné la carrière des armes. C'est aux Etats-Unis aussi qu'il se forme à l'art militaire, et c'est là qu'il participe à la création du « Ghadar Party », un mouvement indépendantiste indien, qui se veut démocratique et ouvert à tous, sans distinction de religions ou de castes, et qui compte rapidement plus de cinq mille membres, prêts à combattre contre les Anglais. Un acharnement contre l'ennemi colonial, qui l'entraînera parfois à faire des choix paradoxaux, combattant, par exemple, au Moyen-Orient, dans le camp des allemands au moment de la Première guerre mondiale… Critiqué et découragé par ses échecs, Pandurang Khankhoje choisira de déposer les armes, pour rejoindre le Mexique et mettre son talent d'agronome au service de l'Etat, en même temps qu'il fréquente Frida Khalo, Diego Riviera et la joyeuse bande d'artistes et amis qui gravite autour d'eux, dont la sulfureuse Tina Modotti ou l'énigmatique Traven. Et c'est, finalement, ce Mohandas Gandhi qui lui paraissait si naïf, mais que Churchill traitait de petit « fakir séditieux », qui l'emportera pacifiquement contre la puissance coloniale, ouvrant la voie à l'indépendance et au pouvoir de Nehru, un Gandhi dont Pandurang rédigera la notice nécrologique pour un journal mexicain après son assassinat en 1948…
Au fil d'un roman dans lequel Patrick Deville prend le temps de décrire aussi villes et paysages de l'Inde, loin de la carte postale, et de s'attarder sur les richesses, économiques comme le coton ou culturelles comme le Mahabharata, de son patrimoine, le lecteur rencontre, autour du parallèle entre ces deux grandes figures historiques, une foule de petits ou grands acteurs de la vie du pays ou du monde, convoqués là par la nécessité ou, parfois, par une simple association d'idées. Et c'est le charme ainsi renouvelé de cette écriture, créant dans son mouvement vagabond, comme une mythologie de notre temps, commencée en 2004 avec Pura Vida en Amérique latine, avant de rebondir en 2009 avec le formidable Équatoria en Afrique, puis d'aborder l'Asie et les territoires indonésiens, avec des détours en Europe… le titre de cette étape indienne, Samsara, évoque la grande roue hindouiste du destin et des réincarnations, laissant entendre que chaque existence n'est peut-être elle-même qu'un moment fragile d'une épopée beaucoup plus longue, dont nous ne maîtrisons pas l'orientation. Mais pour l'heure, entrez dans la ronde, la grande roue du récit de Patrick Deville, vous ne le regretterez pas !
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