Sonia Devillers rappelle (je devrais dire : m'apprend) l'histoire violente et chaotique de la Roumanie, conservatrice et antisémite dans les années 1930 ; alliée de l'Allemagne pendant quatre ans, avant de passer du côté des Alliés pour les neuf derniers mois de la guerre, et de se convertir au communisme dès la fin du conflit. Et pendant tout ce temps, un antisémitisme violent, barbare, que
Lionel Duroy a déjà décrit dans «
Eugenia ». Pourtant le souvenir va en être occulté rapidement et complètement par le nouveau régime, et même par ceux qui en ont été victimes et qui souhaitent regarder vers l'avenir et s'insérer dans la nouvelle société dont le modèle est proposé. Les grands-parents maternels de
Sonia Devillers sont de ceux-là.
Mais progressivement, en une dizaine d'années, va exploser une nouvelle émergence de l'antisémitisme, telle que les grands-parents de
Sonia Devillers n'auront plus d'autre choix que de quitter la Roumanie avec leurs deux filles et une grand-mère.
Cependant la Roumanie est fermée et la Securitate fait en sorte que personne ne sorte du pays. Alors, reste le recours à un passeur. Un passeur qui se fait payer, évidemment. Mais qui a élaboré un procédé plus complexe, et très certainement plus rémunérateur : les juifs paient une partie du prix de leur passage, le passeur acquiert des cochons, des moutons, des machines-outils, et les remet à l'Etat roumain qui en contrepartie, laisse sortir les juifs du pays. Ceux-ci remettent alors au passeur le solde du voyage.
Les archives consultées par
Sonia Devillers font état très clairement de ces « marchés » qui existèrent dans les années 1960, avec marchandages et renchérissements quand ceux qui voulaient quitter la Roumanie avaient particulièrement déplu au régime.
Sonia Devillers raconte l'incroyable revirement de Ceausescu qui, arrivant au pouvoir en 1965, et apprenant « l'existence de ce négoce dont il ignorait tout » pique « une colère d'anthologie » et en interdit la poursuite. Pour se raviser deux ans plus tard et relancer le mécanisme, au motif que « les juifs et le pétrole sont nos meilleurs produits d'exportation ».
Après la mort du passeur, Israël est devenu l'interlocuteur direct de l'Etat roumain, et a continué à faire sortir des juifs de Roumanie, contre paiement en dollars. En toute discrétion.
Le livre alterne ces données historiques et « commerciales » dont
Sonia Devillers a retrouvé les traces incontestables, avec des chapitres très évocateurs sur la vie de ses grands-parents, de sa mère et de sa tante, en Roumanie et à leur arrivée à Paris : ce qu'elle en rapporte est plein de charme, ou d'angoisse, selon les périodes évoquées.
Un livre effarant par ses révélations ; et l'histoire d'une famille haute en couleur (je ne peux m'empêcher d'imaginer Gabriela, la grand-mère de
Sonia Devillers, sous les traits d'
Edwige Feuillère) et infiniment attachante.