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Critique de si-bemol


“C'est venu comme ça, sans s'annoncer, ça m'est tombé sur la tête brutalement comme un gros grain de guerre du ciel métallique, le jour où Mademba Diop est mort.”

Le jour où Mademba Diop, son plus que frère, est mort les tripes à l'air, les boyaux éparpillés, fauché par la mitraille sur le champ de bataille, le jour où il est mort après une agonie interminable, suppliant en vain qu'on l'achève, suppliant en vain son plus que frère d'abréger ses souffrances, implorant sa pitié… alors ce jour-là le soldat Alfa Ndiaye, tirailleur sénégalais, est devenu fou. Fou de douleur, fou de colère, fou de honte et de culpabilité, fou au point de devenir un bourreau, un boucher, une bête ivre, un fauve.

Alfa Ndiaye raconte l'après de ce jour-là où tout, pour lui, a basculé. Il raconte la fracture qui s'est ouverte entre le monde et lui, sa raison raisonnable désormais perdue, remplacée par une façon nouvelle d'être et de penser, une humanité autre, loin des normes, loin des codes, lucide et seul, à jamais retranché des hommes et de leur monde. Il raconte l'instinct de barbarie qui s'est emparé de lui et qui, sur ce théâtre macabre des tranchées, lui a valu d'abord la considération et le respect de ses camarades, leur terreur, ensuite, et leur dégoût. Il raconte l'Afrique et les douleurs de son enfance, le pays perdu, les espoirs et les rêves, l'amitié absolue comme une blessure d'amour. Et il raconte Mademba Diop, le plus que frère, intelligent, malingre et moqueur, venu mourir comme tant d'autres en froide terre de France, la blessure inguérissable qui fait écho à une blessure plus ancienne, et la folie comme seule réponse à l'impossible rédemption, à une expiation sans cesse recommencée et vaine… Car “par la vérité de Dieu, toute chose porte en elle son contraire.(...) Par la vérité de Dieu, ainsi sont les choses, ainsi va le monde : toute chose est double.”

Dans une succession de chapitres très courts, avec une grande économie de moyens, un style très sobre et des phrases dépouillées qui vont à l'essentiel, David Diop dit le parcours d'un homme qui, par douleur et par honte, dans le fracas sanglant des combats, choisit de perdre son âme et son humanité, et la frontière imprécise et ténue où se situe la “légitimité” de tuer dans le contexte de la guerre. La barbarie de son personnage aurait pu donner lieu à un récit effroyable et passablement glauque. Rien de tel ici, pourtant, où le long cri désespéré d'Alfa Ndiaye s'élève jusqu'à nous avec la force incantatoire des chants des griots, la puissance hallucinée des sorciers sombres de l'Afrique, pour nous dire la vérité d'un homme détruit, devenu à force de malheur un “dévoreur d'âmes”, un “dëmm” égaré sur la terre, étranger à lui-même comme au reste du monde.

Un roman magnifique à l'écriture somptueuse et parfaitement maîtrisée, avec une fin mystérieuse et belle en forme de conte initiatique, et un excellent Goncourt des Lycéens.

[Challenge MULTI-DÉFIS 2019]
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