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Critique de 4bis


Vertigineux. Ce livre est vertigineux.
Il commence dans le Pétersbourg de la Russie impériale avec cet incipit prometteur : « Il était tout près de huit heures quand Jacob Piètrovitch Goliadkine, conseiller titulaire, sortit d'un long sommeil, bâilla, s'étira, se décida enfin à ouvrir tout à fait les yeux. ». Une narration classique bien assise par un narrateur invisible apparemment au fait du récit qu'il veut nous conter. Bien.
Mis en confiance par ces premières lignes, le lecteur suit avec un intérêt plein de bienveillance l'affairement de Goliadkine. Ce dernier finit de s'ébrouer, se regarde dans un miroir pour n'y trouver qu'une image « si insignifiante en elle-même qu'elle n'avait de quoi arrêter au premier regard l'attention de personne ». Puis on apprend qu'il a loué pour la journée un splendide coupé bleu ciel ainsi qu'une livrée pour son domestique. Quelque chose de grand se prépare.
Allons-y pour la satire des moeurs bureaucratique sous l'empire, pourrions-nous nous dire. Il y aura assurément des scènes de saouleries humiliantes, des réconciliations émues et peut-être un duel ou un pari d'argent. Apprêtons-nous aussi à rire du ridicule de ce pauvre homme au physique ingrat et aux ambitions sans doute d'autant plus grotesques.
Si ce n'était que cela...
Car très vite, on perd tout surplomb ricanant. Certes, il y a des côtés farce dans ce qui arrive à Goliadkine. Les scènes avec son domestique ont à voir avec les tirades d'un maître à son valet rusé. Ses amours entre l'idéale Clara et l'obscure logeuse allemande sont celles d'un vieux barbon sur le retour. Et heureusement qu'il y a ces quelques courtes respirations comiques.
Pour le reste, impossible de garder le pied sur quelque chose de stable. Impossible aussi de vous expliquer ce qui se passe dans ce roman. Goliadkine fait beaucoup d'allées et venues. Loue des voitures, rencontre des gens. Il se rend sur son lieu de travail. Dépense beaucoup d'argent. S'entremet avec quelques-uns de ses collègues. Il soupire auprès de Clara aussi. Un peu.
Et partout, avec lui, s'infiltre, tantôt enjôleur, tantôt grimaçant, tour à tour humble et méprisant son double exact. C'est-à-dire un personnage qui porte le même nom que lui, qui parvient par des moyens obscurs mais imparables à pénétrer les mêmes cercles. Et qui n'en est pas lui pour autant. le lecteur en veut pour preuve que les autres personnages du roman voient bien deux Goliadkine tout comme Goliadkine lui-même. Et trouvent cela tout à fait normal.
Ce Goliadkine le jeune, l'autre donc, a tout du djinn malfaisant, de l'émanation d'un cerveau agité. Mais sur la foi du narrateur imperturbable et des autres personnages qui en cautionnent la présence, que faut-il croire ? Nos prémonitions de lecteur averti ou la vraisemblance romanesque qu'assoit l'assurance de la narration ?
A mesure que l'on avance, il est de plus en plus difficile de se repérer. C'est que notre Jacob Piètrovitch est lui-même assez perdu. Il ne cesse de tourner et de virer, de trouver essentiel avec la dernière énergie ce qu'il mettra la même fougue à combattre l'instant d'après. D'aller ici ou de repartir là-bas. de dire ou de taire.
Autour de lui, on se rit, on se gausse. Peu à peu, de personnage falot et inexistant, Goliadkine va devenir, si l'on en croit ce que nous en dit le narrateur omniscient au moins, l'objet de toutes les attentions, de toutes les moqueries. Partout, on ne regarde que lui. Partout on devine sa honte et son embarras.
Avec une grandeur d'âme exemplaire, notre héros va tenter de s'expliquer, d'être chevaleresque. Il va poursuivre tel ou tel haut fonctionnaire dont il estime la considération et se perdre devant lui en obscures justifications à propos de « ceci ou cela ». Réalisant soudain à quel point il se noie, il se répand alors dans de lourdes larmes émues, incapable de réparer ce qu'il ne comprend même pas avoir commis. Et tout cela sous le regard de son double hilare. Alors on repart pour une nuit agitée, une lettre écrite ou reçue, une justification alambiquée, une autre course dans Pétersbourg gelée.
Et nous, lecteurs, nous sommes ballotés. Nous sommes dans la tête de Goliadkine, nous vivons chacun de ses émois, de ses frayeurs. Nous frissonnons avec lui à chacune des trahisons qu'il ressent si intimement. Et puis, tout de même, nous ne pouvons porter crédit à tout cela. Nous voyons bien qu'il s'agit d'un délire. D'une remarquable peinture de ce que Freud appellera des années après la psychose paranoïaque. Pourtant nous en sommes aussi, la narration nous englue dans ce discours et nous souffrons d'être Goliadkine, d'être son double parfois aussi. Emportés par la grandiloquence de l'âme russe, par la bêtise d'une bureaucratie n'ayant d'autre fonction que de s'entretenir elle-même, nous rageons dans le froid et la neige. Nous grelottons de désespoir.
Ce serait un roman fantastique si l'on croyait à l'hypothèse du double venu d'un autre monde. Ce serait un cas clinique d'une précision exemplaire si l'exergue ne l'appelait pas « poème pétersbourgeois ». Ce serait une satire sociale si la folie ne rodait pas.
On ne peut renoncer à aucune de ces lectures et pas une pourtant n'épuise ce roman. Plus grave peut-être, la douleur et la confusion du personnage résonnent avec tant d'acuité qu'on ne peut rester sur le bord à seulement admirer le talent littéraire qui sait nous les restituer. Seul quelqu'un fréquentant intimement ces contrées peut nous les peindre ainsi. Et si nous y sommes si sensibles, n'est-ce pas alors qu'elles nous rappellent quelque paysage connu à nous aussi ? Voilà qu'à nouveau, nous glissons.
Vertigineux !
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