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Critique de Woland


Selo Stépantchikovo i évo obitatli
Traduction : André Marcowicz

ISBN : 9782742730971

Roman souvent trop méconnu de son auteur, "Le Bourg de Stépantchikovo ..." poursuit dans la veine comique du "Rêve de l'Oncle" mais, outre qu'il fait près de trois-cent-quatre-vingts pages, les lecteurs le trouveront, au choix, soit moins, soit plus grinçant que le précédent. Enfin, cela dépend des moments car, s'il est vrai que les protagonistes majeurs des récits, qu'il s'agisse de Maria Alexandrovna dans "Le Rêve ..." et de Foma Fomitch Opiskine, dans "Le Bourg ...", appartiennent tous deux à l'espèce des Tartuffe et des donneurs de leçons, toujours prêts à se croire persécutés et / ou à tramer des complots pour parer aux persécutions dont ils se croient victimes, Opiskine est cependant nettement plus sincère que la mère éplorée rêvant de faire de sa fille, et ce, par tous moyens, une princesse mariée à un vieillard sénile.

C'est un peu comme si Dostoievski avait repris son canevas, l'avait approfondi, modifié certains détails essentiels et produit non pas une suite mais une sorte d'aboutissement particulièrement peaufiné.

Ici aussi, dès le départ, il est question de mariage, entre le narrateur et la gouvernante de son oncle, le colonel en retraite Iégor Illitch Rostaniev, lequel s'est installé en son domaine de Stépantchikovo pour y passer la fin de sa vie. le narrateur, dont le nom nous restera toujours inconnu à la différence du prénom, Sergueï et de son diminutif, Sérioja, n'est pas mécontent de se marier et surtout de revoir son oncle et sa famille et se rend donc à Stépantchikovo où, en tous cas au domaine, il lui semble débarquer dans une véritable maison de fous.

C'est que son oncle a recueilli tout d'abord sa mère, l'insupportable générale Krakhotkine, lorsque celle-ci est devenue veuve et que la bonne dame s'est amenée avec toute une petite cour de parasites qu'elle vénère et encense tous les jours que Dieu fait en recommandant à son fils de suivre leur avis en tous les domaines. Parmi la bande, Melle Perepiellitsyna, dame de compagnie de la générale et surtout ce personnage, inspiré de Tartuffe mais parlant cependant beaucoup moins religion, semi-honnête et dévoré par un complexe très net d'infériorité qu'est Foma Fomitch Opiskine, dont le but, dans la vie, est, selon ses propres dires : "de démasquer, au nom de Dieu, le monde entier dans ses ignominies."

Vous imaginez le programme et ses conséquences ...

Le colonel, homme bon mais faible, se laisse entièrement dominer par sa mère et Opiskine et se plie à tous leurs caprices en matière d'éducation, d'exploitation agricole, d'achat et de vente de serfs ... Il n'est pas jusqu'à la composition des menus ou les partitions à jouer sur lesquels Opiskine n'ait un avis toujours opposé à celui du colonel mais devant lequel s'extasient la mère de celui-ci, sa dame de compagnie et, en général, toute leur suite dont un certain Paul Siemyonitch Obnoskine, séduisant parasite de vingt-cinq ans qui, ayant besoin d'argent, va semer le scandale dans le domaine.

Le roman alterne scènes comiques, humour souvent noir et une gravité profonde qui n'est pas encore celle des grandes oeuvres de Dostoievski. Si l'on rit de sa faiblesse, on ne peut que plaindre le malheureux colonel en retraite, détester sa mégère de mère et soutenir à fond les deux enfants du colonel, Sacha (seize ans) et Illioucha (huit de moins). Ceux-ci n'en peuvent plus de voir leur père sans cesse humilié et rabaissé par Opiskine, l'un des personnages les plus curieux qu'ait créé l'auteur, en qui se mêlent un sadisme incontestable, une manque de confiance en soi (probablement en raison de ses origines), une profonde érudition et une véritable manie de faire la leçon à tout le monde sur tout et rien.

Opiskine critique toutes et tous - sauf ses rares privilégiés. A peine arrivé, Serioja lui fait mauvais effet et, pour la jeune gouvernante, Nastassia Yevgrafobna, fille du serf Yéjévikine, lui aussi humblement soumis (quoique râlant à mi-voix) au tout-puissant Opiskine, il préfèrerait de beaucoup Obnoskine, "un homme bien."

Mis à part que l'"homme bien" enlève une vieille fille fort sympathique ma foi, parce que toujours gaie, mais guère intelligente, de dix ans son aînée, Tatiana Ivanovna, dont la richesse attire la convoitise et du fils et de sa mère, Anfissa Piétrovana Obnoskina, qui faisait partie elle aussi du cercle intime de la générale Krakhotkine ...

Le scandale est indicible. Je préfère vous laisser lire ses péripéties pour vous en faire une idée exacte et, bien entendu, renverse la situation du tout au tout.

Néanmoins, tout se terminera assez bien et Opiskine, ayant rabattu un peu de sa superbe, restera l'hôte du colonel tandis que, ô surprise et coup de théâtre final, c'est Rostaniev lui-même qui finit par épouser la jolie gouvernante.

Froid, désagréable, sachant toujours tout mieux que les autres, volontiers snob et affichant une supériorité intellectuelle exaspérante mariée à une humilité réelle ou feinte, Opiskine annonce les grands personnages qui vont peupler les livres à venir. A noter que, tout comme par exemple chez le juge Porphiri (Porphyre) Pétrovitch de "Crime & Châtiment", une ambiguïté terrible caractérise Opiskine, capable de gestes nobles et bons, capable aussi de raisonner. La différence, bien sûr, c'est que le juge est en quelque sorte obligé de se montrer ambigu alors qu'Opiskine ne l'est pas. Peut-être en fait vaudrait-il mieux le rapprocher des Pavel Troussotzki et Alexei Veltchaninov du remarquable "Eternel Mari", dont l'ambiguïté foncière, au-delà la mort de la petite Lisa, a quelque chose d'infiniment plus choquant que celle du juge Porphiri Petrovitch et de celle, issue d'un navrant complexe d'infériorité soigneusement occulté, de Foma Fomitch Opiskine.

A moins d'être un inconditionnel de son auteur, vous n'avez certainement pas lu "Le Bourg de Stepantchikovo & Sa Population ..." Ce faisant, vous êtes passé à côté d'un roman qui assure la liaison entre les oeuvres du début de la carrière de Dostoievski et celles de sa maturité. Franchement, vous auriez tort de vous priver. Alors, faites un petit effort ... ;o)
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