Le propre de toute bureaucratie (son ambition ? sa fin ultime ?) revient à dissoudre les visages de ses agents en les rendant interchangeables, afin qu'elle perdure. Au fond de son activité et l'animant toute entière, gît une aversion pour les traits, les expressions et tout ce que signale, dans un visage, l'accident du singulier. Derrière des fonctions, des numéros, des sigles, l'entreprise d'anonymat bureaucratique remplace les volontés par des mots d'ordres, les choix libres par des canaux décisionnels, les consciences par des tâches ponctuelles, les affects par des gestes mécaniques.
Sans doute les grandes failles d'existence confèrent-elles aux angles de notre mémoire une acuité particulière qui les rend à la fois mieux observables et plus douloureux. Les rescapés des camps, des attentats et des catastrophes de toutes sortes en témoignent : les images qu'ils rapportent de leur expérience ne connaissent pas le sort habituel des matériaux mentaux. Étrangement lacunaires par endroits, ailleurs incandescentes jusqu'à l'obsession, elles n'entrent pas dans la fluidité ordinaire du souvenir. Leurs jeux d'apparition et de disparition ne participent pas du même écoulement temporel : elles n'ont rien du primesaut de la réminiscence. Il manque à cette archive les mille filaments ordinaires de l'enchaînement causal qui la rattachait au présent. Masse inerte de clichés gelés qui ne passent pas, qui encombrent la vie, la rendent malaisée par leur présence muette. D'où l'impérieuse soif d'oubli chez nombre de survivants.
La haine est un horizon étroit, qui simplifie les paysages mentaux. Tout y devient limpide, transparent, cristallin. On ne peut nier que cette passion ait un pouvoir logique et esthétique d'éclaircissement autant que de monotonie. À force de majorer la présence d'un objet, elle réduit à néant tous les autres. [...]
"Hais-moi !" tout autant que "Aime-moi !" est une injonction paradoxale. Pour y obtempérer, il faudrait reconnaître à celui qui la profère une autorité incompatible avec la haine qu'il réclame. «Je te dénie ta capacité de m'ordonner de te haïr en raison même de ta nature haïssable», devrait répondre le sujet mis en demeure. Mais ce refus signifie que je te hais, donc que je t'ai déjà obéi. Tel est le paradoxe de la haine.
"Toucher" est une autre équivoque, une autre hiéroglyphe à déchiffrer. Nous sommes touchés parce que nous ne pourrons jamais toucher. Touchés parce qui ne pourrait être réduit par aucun touché ; par un tact sans tactilité : par ce qui s'adresse à nous à travers le distance la plus infranchissable entre les corps ; ce qui fait appel à nous dans les lointains dy temps et de l'espace - certaines œuvres, le souvenir des morts...
Deux moments, donc, Jérusalem 1961, Buchenwald 1944 : deux cérémonies du récit.Elles illustrent l'une et l'autre la nécessaire mise en scène, fruste ou grandiose, qui annonce et rend possible toute relation testimoniale.