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23 petites minutes" ou l'anecdote qui change de catégorie !
auteur
Jérôme DUTOT, 2023.
Comment ? de la mauvaise foi ou de l'astuce de ma part, si je vous recommande chaudement de ne pas vous précipiter de lire l'essentiel du récent ouvrage
23 petites minutes de Jérôme Dutot ?! Tout d'abord je vous encourage vivement de vous le procurer pour les 52 dernières pages du livre qui en comprend 248, sommaire compris, hors couvertures. Oui cela ne représente qu'un quart du livre mais ces Bref qui finissent son propos « sur une note plus joyeuse » sont constitués de « quelques anecdotes humoristiques » et plus loin dans ses « Remerciements », il les précise « anecdotes quotidiennes » comme pour sa sélection de « perles » d'élèves, qu'il sait transformer en véritables bijoux d'écriture. L'auteur par humilité et sincérité concède là une inspiration puisée dans une série télévisée éponyme d'un certain K. Khojandi, dont il reconnait être un grand fan. Jérôme ne s'oublie pas quand il nous engage à la fin de son chapitre titré « Mais… pourquoi ? » à lire les 24 courts textes en clôture du livre qui, pour son titre et son principe, rappelle les fameuses Brèves de comptoir de J-M Gourio. Raconter des anecdotes d'un quotidien scolaire, c'est un peu « juste » pour faire un livre ou un 4-livre ? je vous répondrais que leur ton est si juste, que les événements s'enchaînent avec tant de finesse et de cocasse qu'on y prend beaucoup de plaisir, que l'on devine ou comprenne après coup avec le dévoilement du Bref en dernière ligne le contexte, la situation, le moment particulier mais qui fait retour dans le métier du professeur des écoles. Et qui sait si cette finesse et ce bonheur au fil des jours et des cours ne vont pas susciter des vocations professionnelles et professorales ? Joie communicative ! On se représente tellement ces saynètes décrites et dialoguées avec vivacité et un sens efficace de l'ellipse et de la formule que l'on sourit, rit et que le lecteur est projeté dans la classe et apprécie la bienveillance et l'ambiance de travail et de créativité induites par ces pages dynamiques qui révèlent aussi la diversité des activités d'une profession ainsi que toutes les qualités et compétences requises ou à acquérir pour accomplir ce métier, très souvent né d'une vocation initiale, un désir de transmission, un plaisir d'éveiller les esprits.
Alors on pressent peut-être comment le trois-quarts-livre que constitue la longue nouvelle donnant son titre à l'ensemble a pu s'imposer à l'auteur passionné par son métier, confronté aux nombreuses missions s'ajoutant par strates au fil des réformes jusqu'à se sédimenter en charges mentales, comme aux défis de la sécurité d'une classe et d'une école et à la réponse de tout un corps qui tente de s'adapter aux risques en proposant… une conduite à tenir en cas d'intrusion d'individus à visée terroriste. Les sept pages adressées à ses « Chers lecteurs » explicitent comment la fiction brutale est née, « en plus de toutes les charges de l'éducation » de l'installation effective de « protocoles de sécurité » des « exercices d'évacuation » et des « mesures de prévention ». On ne peut qu'adhérer à cette mission clairement formulée par l'auteur de proposer aux enfants « un avenir éclairé face à l'obscurantisme de plus en plus présent », mais que d'effrois suscités déjà par ces exercices, que de questions sur les limites de ces mesures et des questions posées par les élèves, de naïveté et de bon sens, et questions qui continuent à trotter, courir, s'emballer et imaginant ce roman vrai « vivant la situation avec différents états d'esprit », peut-être pour tenter de trouver des solutions en cas de survenue du danger le jour j, et cette imagination comme un cauchemar éveillé fait apparaître les situations, les objectifs, les parades, les obstacles, les impondérables et les comportements de toutes et tous dans un réel fantasmé et qui permet de se confronter quelque part à la violence.
A la fin de l'exercice il n'est pas passé à autre chose. Son cerveau a continué de travailler, de voir, de se représenter, d'imaginer. On peut se dire qu'il est entré dans la peur et son obsession et que c'est roue libre qu'il avance ainsi. Et certes c'est difficile à vivre que de demeurer dans ces pensées, mais c'est à l'honneur de l'instituteur qui prend au sérieux l'exercice autant que la menace et réfléchit à de réelles solutions au fur et à mesure que les scénarios induits par les risques réels amènent à la conscience le champ des possibles des actions et des réactions. du reste est-ce encore un exercice, est-ce aussi un jeu d'épreuve, une imagination laboratoire de l'action ? L'imagination mise en oeuvre dans la nouvelle terrible de notre auteur s'appuie sur une quantité incroyable de sensations, de
choses vues, d'éléments corporels, gestuels, d'échange de répliques, de situations concrètes qui ne sortent pas du hasard ou d'un esprit particulièrement fertile en récits abracadabrantesques mais de toute l'expérience emmagasinée par ce collègue qui a une représentation sensorielle sensible psychologique complète de son métier et des heures passées au travail. le récit est construit avec une efficacité redoutable où le minutage des situations et actions donne à la fois les titres de chapitres et un rythme dynamique palpitant, j'allais dire d'enfer, à l'histoire ponctuée par les portraits de cette galerie de personnages appartenant à différents ordres : des professeurs, des membres du personnel scolaire des surveillants à la direction, des élèves, petits et grands, des parents et les deux terroristes, dont les profils, les parcours sont rendus avec un ton neutre qui fait d'autant plus froid dans le dos -je vous laisse découvrir à quels moments ceux-ci retrouvent avec une fragilité leur part humaine. Quant aux moments insoutenables des assassinats commis par ces tueurs, la description de leurs méfaits est comme adoucie par les notations concernant les victimes, des descriptions objectives, sensorielles précises des impacts et des descriptions des ressentis en empathie, où le tragique et l'humour oeuvrent à tangence. Dans les "
23 petites minutes" de Monsieur Dutot, plusieurs personnages, mineurs ou adultes, ont une sensibilité à fleur de peau par rapport à ces exercices, qui pour rappel d'une guerre au pays, tel autre présent naguère sur un lieu d'attentat réel…
Y a-t-il des héros dans cette histoire, d'un réalisme, avec cette compréhension que les pouvoirs des superhéros dans les films de genre ne leur sont pas accessibles, tous ceux et toutes celles qui ont osé trouver des solutions inopinées pour barrer le chemin des terroristes ou les neutraliser. Parmi ces personnages, l'un particulièrement me plaît, une vieille enseignante... le mot anecdote peut faire le lien entre les deux parties du livre : Bref livre des « anecdotes humoristiques » sur la pédagogie au jour le jour, à la situation la situation et
23 petites minutes dans son chapitre « 8h50 » comporte cette phrase : « Cela relève de l'anecdotique » qui concerne un détail qu'un personnage de l'école aurait pu relever et qui aurait peut-être changé le cours de cette histoire. Un tel récit est autant affaire d'éléments macro que de détails à gérer ou à comprendre et qui peuvent hanter un cerveau tentant de programmer aussi bien un braquage qu'une parade d'attentat, de construire un polar, d'enquêter pour résoudre une affaire criminelle. le diable est dans les détails, dit-on, échapper à la mort peut tenir à l'un d'entre eux. C'est pourquoi la réponse à de tels problèmes de société passe par cette gestion de détails pour assurer la sécurité, au risque de créer une obnubilation de ces sujets sécuritaires, leur omniprésence écrasant jusqu'aux sujets pédagogiques et de générer des surcroîts de stress, au risque de passer d'une société visant à veiller les uns sur les autres, en étant aussi bienveillants que l'auteur du livre à une société de surveillance permanente et interactive. L'anecdote traitée, comme sublimée, permet aux deux parties du livre de changer de catégories : ici un traité de pédagogie active, vive, humaine, là un traité de sécurité en mouvement, en attentions et à compléter.
La réponse aussi passe par d'autres champs des possibles : les solutions d'ensemble où l'éducation appliquée à toutes les classes de la société et à tous les pays et pour toutes et tous, novatrice, civilisatrice, libératrice, respectueuse, a un rôle immense, décisif à jouer. Les vues en ce sens de
Victor Hugo -1847, «Chaque enfant qu'on enseigne est un homme qu'on gagne.» demeurent d'une actualité criante. Ajoutons-y le rôle pionnier des solutions intergénérationnelles dans tout ce qu'on peut mettre en place avec tous les «Stop à l'isolement» du monde pour d'autres possibilités d'expression que la violence et vous verrez que la société peut aussi cheminer vers la douceur, l'échange, la création, la culture, la force des propositions et des rêves et le partage : poèmes ou récits,
dessins ou tableaux, écoute, don, solidarité, connaissances, émerveillement, action, livres, films, jeux, chemins, entraide. Bref, que les espoirs ont encore un avenir.
Laurent Desvoux-D'Yrek à
Paris en janvier 2024.
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