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Critique de Tannen


Plus sûrement que ce qu'on appelle les self-made-men (cette espèce croyant ne devoir qu'à soi-même une trajectoire non dénuée en réalité d'opportunités heureuses, émaillée de maintes rencontres profitables ; surtout tributaire de la bonne réception par tous les autres de leur entreprise), il semble y avoir de ces livres, parmi la surabondance, qui se soient écrits eux-mêmes... Comme nés de l'origine du monde, pré-existants à l'humanité dans la trame de l'univers. Peut-être ont-ils toujours été là. Bref, à un moment de l'histoire, ils s'échappent d'où ils sont retenus et partent habiter nos librairies, nous délivrant tout ce qu'ils veulent nous communiquer dans leur extrême perfection d'objets divins...
Bon... Cette introduction pour dire que je ne peux pas croire qu'une simple tête humaine ait écrit pareille chose ! Alors je tente des explications.
L'idée d'Umberto Eco est d'emblée assez géniale de faire passer ce qui est pure oeuvre de fiction pour la traduction qu'il propose en italien d'une ancienne traduction française d'un authentique manuscrit du XIVe siècle, rédigé de la main d'un jeune novice bénédictin, plusieurs fois perdu puis retrouvé. D'autant qu'il fait mine au début de nous partager ses nombreux questionnements liés aux enjeux de telle traduction : faut-il conserver, et dans quelle mesure, les textes en latin ; quel style et quelle langue adopter ; sa défiance quant à la qualité, à la fidélité de la (fausse) traduction française sur laquelle il s'appuie ; comment rendre le plus accessible possible un texte vieux de sept siècles à des lecteurs contemporains, sans pour autant trahir son auteur...
Aussitôt après ces feintes considérations, qui donne déjà au récit une forte impression d'authenticité (et en effet, on s'y croirait), nous voici projetés au beau milieu d'une abbaye bénédictine du XIVe siècle, probablement, est-il dit, située dans le nord de l'Italie actuelle, pour un huis clos pesant de plus de 700 pages.
La reconstitution de l'abbaye impressionne. C'est comme si elle apparaissait sous nos yeux, c'est sombre, on croit voir et sentir l'aspect froid et humide des vieilles pierres.
Puis viennent les meurtres, et sur le canevas historique se tisse progressivement une savante enquête à la Sherlock Holmes. Ce n'est d'ailleurs pas le fruit du hasard si les deux protagonistes principaux ont pour noms Guillaume de Baskerville, référence au célèbre roman du sir Arthur, et Adso, dont la paronymie avec Watson est plus qu'évidente.
Le Nom de la rose est sans nul doute une lecture exigeante. Eco, merci à lui, nous en avertit dans sa "préface à la nouvelle édition" de 2012 : " Je veux toujours soumettre mon lecteur à une certaine discipline pénitentielle". Cette intention, et le fait de la revendiquer, fait énormément de bien, à une époque où l'objectif de nombre d'auteurs est avant tout, me semble-t-il, de préserver surtout l'énergie de leurs lecteurs, et leur patience, ne pas leur demander trop d'effort. Dès l'amorce donc, Eco nous prévient que ce sera dur, et je me suis dit qu'il ne fallait surtout pas chercher à tout comprendre. Cela a libéré ma lecture et l'a rendue peut-être plus magique encore ! Car en effet, je ne comprends pas tout, mais cette époque si lointaine, ces hommes, dont ce livre est censé être le témoignage direct de l'un d'eux, les considérations de ces hommes, ne sont-ils pas, de fait, inaccessibles ? C'est l'authenticité qui s'en trouve encore augmentée.
Tout le roman est traversé par des réflexions extrêmement intéressantes, mais aussi très savantes. Sur la nature du rire, sa prise en compte par la religion ; sur l'amour ; sur la pauvreté au sein de l'Église, les différentes doctrines ; sur les dangers et les dérives de l'interprétation ; sur les marges et les exclus, le recours à la violence... Ces très nombreuses problématiques entrent évidemment en résonance avec celles d'aujourd'hui, sans doute moins imprégnées de religion parce que plus laïques (encore que) : on pense aux caricatures, au débat sur l'existence ou non d'une violence légitime, etc. Cela montre en tout cas comme la religion, puisqu'elle s'est saisie et se saisit encore (heureusement ou malheureusement, peu importe) de questions importantes de société, de droit, de philosophie, de morale, les mêmes qu'on retrouve de nos jours, n'est rien qu'une tentative d'organisation sociale.
J'ai vu aussi la question du ridicule comme une des thématiques principales du roman. Des personnages d'une phénoménale érudition, éloquents, détenteurs sans doute d'une certaine sagesse... qui parlent et qui discutent sans arrêt de choses si insignifiantes, d'une nullité, qui ne peuvent avoir aucune réponse ! C'est-à-dire que de l'interprétation d'un minuscule mot, d'une phrase perdue par exemple au milieu de l'Apocalypse, on va l'examiner et en débattre des heures durant, sans jamais se rendre compte de la vacuité et de la nullité de ce qu'on est en train d'étudier, et pour ça on se traite d'hérétique et se menace de s'envoyer sur le bûcher... On ne peut s'empêcher de penser que certes on a affaire ici à des gens sûrement très érudits et très savants, peut-être intelligents, tout ce qu'on veut, mais au service de quoi mettent-ils leur intelligence ?! Ils sont tellement sérieux et si sévères, ils deviennent tout rouges d'entendre que les Justes ne verront finalement le visage de Dieu qu'une fois passé le Jugement Dernier ! Merci monsieur Eco d'avoir su montrer aussi, pour les tourner en ridicule, ce genre de caractère et de comportement. Cela pourrait prêter à rire, n'en déplaise à certains...
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