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Critique de Darkcook


ENFIN terminé ce bloc de ciment qui m'aura accaparé ces derniers mois, pour ma thèse... Avec du positif et du négatif. Je comprends parfaitement certains fans d'Ellroy (CorinneCo, le libraire de Série B à Toulouse...) qui ont été découragés ou ont trouvé le roman ou la saga foutraques. On est plus ou presque plus dans le roman noir tel qu'on l'envisage en général, mais dans la fresque historique badass, où les évènements et les personnages eux-mêmes relèvent du noir, sans toutefois de schéma d'enquête, outre la recherche pas très passionnante des livres comptables de la caisse de retraite des camionneurs. Et il ne s'agit pas non plus d'un political thriller austère, jargonneux, ennuyeux et complexe par toutes les strates du milieu, non. Ce qui rend le roman difficile, comme beaucoup de lecteurs l'ont souligné, c'est cette faculté de concentration maximale qu'il exige, tant chaque phrase peut sous-entendre un complot, une trahison, et tant la quasi-totalité des personnages joue un double (jusqu'à quadruple pour l'un) jeu pour les autres. Suivre toutes leurs petites trahisons, trafics et mensonges demande un investissement loin de toute lecture distrayante. Fort heureusement, Ellroy rappelle très régulièrement les choses, qui fait quoi, qui fait croire quoi à qui, mais la progression reste périlleuse, avec son lot de lenteurs et de frustrations. Ben oui, trop long, avec son lot de passages rébarbatifs ou dispensables : - 1 ! Ellroy n'est pas encore Hugo!! L'Homme qui rit peut malgré tout avoir 5/5 chez moi, pas American Tabloid! Ça, c'était pour le négatif.

Maintenant, le positif. La somme du travail accompli est tout de même impressionnante, le voyage émotionnel est garanti, et on traverse un joyeux bordel de cinq ans dans une anarchie en plein sol américain, au nez et à la barbe, quand ils ne la cautionnent pas, des gouvernants. Les trois personnages principaux d'American Tabloid sont LE point fort du roman. Un par un : Pete Bondurant, géant à la recherche d'une femme, double flagrant d'Ellroy lui-même, tueur professionnel canadien, homme de main d'Howard Hughes et Jimmy Hoffa, l'essence du survivor badass et sans pitié. Kemper Boyd, dandy incarnation de l'opportunisme et de l'arrivisme, agent du FBI infiltré par Hoover au sein des Kennedy, va être amené à vouer un culte au bellâtre womanizer JFK, et à jouer à un jeu d'allégeances qui fait passer Severus Rogue pour un débutant ridicule. Ward Littell, nouvel Ed Exley, l'espèce de mauviette de service, l'intègre du groupe, agent du FBI affecté à la chasse aux communistes, mais qui en réalité veut traquer, de concert avec son idole Robert Kennedy, tous les gangsters appartenant au crime organisé dont Hoover se fiche. Ces personnages, au cours des années (1958-1963) couvertes par American Tabloid, seront amenés à lentement évoluer, à muter, à se transformer, de façon complètement imprévisible, même lorsqu'on connaît ce schéma ellroyien déjà expérimenté dans Le Grand Nulle Part et L.A. Confidential. Ellroy réussit le tour de force de nous laisser pantois avec la progression hallucinante de ce trio, tout particulièrement celle de Littell, qui m'a laissé circonspect, mais qui au final colle avec la passion, la pulsion shakespeariennes, de sang et de sexe, qui consument ces êtres. La boucle effectuée est par ailleurs assez jouissive.

En dépit des longueurs, les passages d'anthologie sont très nombreux, tueries perpétrées par Bondurant, Cuba, Kemper naviguant au coeur de la galerie Kennedy, la trouille engnôlée de Littell face aux mafieux qu'il malmène, la séduction de Barb, absolument toutes les scènes où les personnages tutoient de près Jack et Robert... Et bien sûr les fameux documents en encart, articles de l'Indiscret rigolards de Lenny Sands, coups de fil et correspondances confidentielles qui font de J. Edgar Hoover le chef d'orchestre omniscient et omnipotent de la saga, qui lit comme dans un livre ouvert dans la psyché de nos protagonistes, possède un réel don de prescience et tire les ficelles. La déchéance ridicule d'Howard Hughes, alias Dracula, amuse aussi Ellroy, et le délire est communicatif. Au final, je trouve qu'Ellroy n'égratigne pas tant JFK que ça. Certes, il en fait un beau gosse creux, nul au lit, obsédé par les femmes et sans autre caractéristique, mais ça ne va pas plus loin, pas d'autres magouilles, le plus souvent il subit ou n'est pas au courant. Et surtout, même en se moquant un peu de lui de temps à autre, il fait l'éloge de Robert Kennedy, véritable chevalier blanc embarqué dans une croisade contre Hoffa et ses amis gangsters qu'il ne saurait interrompre quoiqu'il en coûte. Les mafieux et les pro-Baie des Cochons/Assassinat de Castro haïssent évidemment les frères, mais le progressisme de ces derniers est bel et bien intact. Nixon et Eisenhower en prennent bien plus pour leur grade, et c'est le patriarche Joe Kennedy qui démolit l'image auguste de la famille. Alors encore une fois, ceux qui rangent Ellroy à droite, voire extrême-droite, euh... Lisez-le. La progression politique d'un certain perso du trio est encore plus un signe des réelles convictions d'Ellroy.

Son style, comme dit plus haut, sollicite beaucoup le lecteur, mais se révèle des plus inventifs au niveau du vocabulaire, des trouvailles humoristiques verbales, des allitérations (je comprends du coup le sentiment de réchauffé éprouvé par beaucoup devant Extorsion, qui se contentait de s'y amuser sur 100 pages) et il faut encore une fois se prosterner devant Freddy Michalski, son traducteur d'alors, dont on sent l'amour de Céline, du néologisme et du jeu avec le langage. L'écriture évolue sur les 780 pages et va de plus en plus vers la brièveté et les anaphores qui seront la marque de fabrique d'American Death Trip, qui ont souvent divisé et qu'Ellroy a depuis renié. Perso, je pense que cette rythmique incessante, à la David Peace, m'accrochera davantage, mais on verra bien...

Petite cerise, des clins d'oeil aux autres bouquins d'Ellroy, histoire d'installer une grande continuité... Le Maître pensait déjà relier tous ses grands romans entre eux, à l'exception des premiers situés dans les années 80. Ainsi, Dick Contino apparaît plusieurs fois, y a Fred Turentine, et surtout Karen Hiltscher les mecs. OUI!! DU GRAND NULLE PART!!!

Enfin, avec cette saga, Ellroy sort de Los Angeles, et prend pour territoire tous les États-Unis, en débordant même sur la carte. Il se balade allègrement dans sa chère L.A., parmi les sauriens de Miami, dans la lumineuse "ville debout" j'ai nommé New York, l'hiver de Chicago et ses mafieux, la Nouvelle-Orléans et son Ku Klux Klan, Dallas, le Guatemala, Cuba... Le tout créant une variété d'ambiances dans une orgie générale qui fait du bien, même si L.A. reste reine. J'ai juste hâte de voir Death Trip explorer Vegas et s'aventurer encore plus loin.

Tous les ingrédients ellroyiens sont omniprésents : violence tarantinesque particulièrement inspirée, joyeux baisodrome festif à l'échelle du territoire, drogue jusqu'à en crever, le tout avec cet humour qui lui est cher, et qui fait qu'on est loin du roman noir déprimant où une chape de plomb s'abat sur le lecteur. C'est plutôt une énorme fiesta de vice, en plus de la fresque épique historique. Mais clairement pas le premier roman pour découvrir l'auteur, et attaquez-vous y en pouvant vraiment être investi.

Bilan : on lit un truc ÉNORME, qui nous récompense par bien des aspects, mais trop long, et je pense que l'après 22/11/1963 jusqu'au terrible printemps 1968 (American Death Trip), sera encore plus intéressant.
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