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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Respire...
Des livres et des mots viennent des chimères,
et parfois, des chimères naît l'union."
(Djalâl-ad-Dîn Rûmî)

On s'interroge souvent si tel ou tel auteur ou livre mérite vraiment le Goncourt, mais j'aurais sans doute apprécié "Boussole" (2015) même si ce livre était écrit par ce cher "anonyme" babéliote.
C'est une sorte de tapis persan tissé avec des mots, un roman-labyrinthe dans lequel le héros ne quitte pas son appartement viennois, mais il nous entraîne malgré tout dans un voyage enivrant dans les pays des minarets et des muezzins; dans l'histoire de la littérature, des arts et de la musique. Car c'est un livre qui parle des relations culturelles entre l'Orient et l'Occident, et de nous, les Européens, qui avions (notamment au 18ème siècle) fantasmé notre propre version embellie de l'Orient, pour la "désembellir" ensuite, parfois jusqu'aux limites de la haine. Mais c'est aussi une histoire d'amour jamais accompli, d'un triste croissant lumineux qui ne grandira jamais jusqu'à la pleine lune.

L'esprit du narrateur, musicologue autrichien Franz Ritter, enfiévré par la maladie et par l'insomnie , se reflète dans le style du texte qui galope en avant dans un rythme effréné, tout comme se succèdent souvent les pensées de quelqu'un qui veut s'endormir à tout prix, mais en même temps il sait que le sommeil ne viendra pas. Pages sans paragraphe, phrases interminables... le courant de conscience devient de plus en plus fort et emporte le lecteur avec lui.
C'est un article envoyé par Sarah, orientaliste française, sa "femme fatale", qui va déclencher ce torrent de souvenirs et réflexions, et on va passer une incroyable "nuit des histoires", pleine d'éclats multicolores qui vont de la poésie de Rûmî et de Khayyam, en passant par Liszt, Beethoven, Wagner, Mann, Kafka, Rimbaud; les orientalistes , l'architecture et l'opéra, sans oublier la révolution islamique... Et juste au moment où le lecteur pourrait devenir fatigué par tous ces noms d'aventuriers, traducteurs, écrivains et compositeurs, un saut dans la réalité lui permet toujours de reprendre son souffle.

"Boussole" est bâti sur le même principe que "Les Mille et Une Nuits", avec la technique des récits enchâssés où des histoires secondaires reviennent toujours vers la narration principale, mais aussi sur les maquams orientaux, où les musiciens commencent à improviser sur une seule note qu'ils vont ensuite développer, en y rajoutant des notes supplémentaires, des ornements, mais aussi des appogiatures et des pauses, en quête de l'essence même de la note.
Alors, même si la relation de Franz et Sarah sert de cadre principal, elle ne représente qu'un chemin plus ou moins droit sur lequel on va toujours revenir après des détours alambiqués (là, Enard aurait naturellement rajouté un discours supplémentaire sur l'origine du mot "alambic" !) à gauche et à droite, de Vienne à Téhéran ou à Damas.
Le véritable thème est un hommage aux études orientales, et aux grands orientalistes allemands, autrichiens et français qui étaient à l'origine de cette discipline; à tous ces aventuriers et aventurières qui n'hésitaient pas à renoncer au confort des salons littéraires en partant explorer ces contrées entourées de mythes romantiques ou terrifiants. Ce qu'ils nous ont apporté, et comment la vision de ce monde au-delà de Vienne, considérée parfois comme une "porte de l'Orient", s'est transformée dans la culture européenne.
C'est un hommage d'Enard à son propre domaine d'études, et aux contrées où il a passé quelques années de sa vie. On garde forcément des traces... parfois nostalgiques, parfois moins. Une sorte de "folie orientale", qui peut prendre des formes différentes, comme on le verra dans la thèse imaginaire que Ritter compose le long de son récit.

Nous sommes donc devant un surprenant mélange d'érudition, d'observations, réflexions sérieuses, digressions, ragots et anecdotes. Les personnages du livre essaient de démentir la vision post-coloniale de l'Orient dominé par l'Occident d'Edward Saïd : une tentative de retrouver l'équilibre, en présentant non seulement "l'Orient décoratif" reflété dans les contes de Hauff, dans les dérivés des Mille et une Nuits et dans les somptueux décors du ballet russe, mais aussi les textes fondateurs arabes et persans, la philosophie ou la musique. On réalise que ce qu'on considère parfois comme "typiquement oriental" pourrait être un produit purement occidental et vice-versa, que la culture est une "construction conjointe, un travail complexe du temps, où l'imaginaire se superpose à l'imaginaire, la création à la création, entre l'Europe et le Dar el-Islam".
Au petit matin, Franz envoie un message à Sarah, et la réponse qui arrive à l'aube de la nouvelle journée va interrompre ce récit rêveur; le tempo va ralentir et la fin de l'histoire sera ancrée dans la réalité.

Parfois (très rarement), je me disais qu'Enard prend des risques inutiles : sa "Boussole" balance de temps en temps entre l'excellente et distrayante lecture qui vous apporte vraiment quelque chose, et une exhibition un peu superflue de l'érudition et de ses immenses travaux de recherche. Mais la balance a fini par pencher du bon côté, alors 4,5/5.
Les amateurs de l'Orient, de sa culture et/ou de la musique classique peuvent espérer une intense satisfaction, les autres vont au moins pouvoir constater que le temps passé avec ce livre n'était pas sacrifié en vain.
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