AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de HundredDreams


Après plusieurs retours élogieux d'amis babeliotes sur le roman de l'auteure argentine Mariana Enriquez, j'ai voulu moi aussi me lancer dans la lecture de cet énorme pavé. Pour ceux qui n'oseraient pas le lire en raison du volume de ce livre, et je comprends cette appréhension, j'ai eu la même, il ne faut pas hésiter, cette lecture est très fluide, prenante, rendue agréable par la belle traduction d'Anne Plantagenet.

« Notre part de nuit » n'est pas une lecture comme les autres.
Le récit est certes sombre, complexe, parfois violent, monstrueux, mais captivant et envoûtant par son traitement.
Un passage du roman résume mon ressenti :

« …l'impression qu'il venait de se réveiller et que le moment vécu dans ce lieu était loin, très loin, beau comme un jardin secret derrière un mur en ciment, rempli de fleurs violettes et de plantes qui mangeaient des mouches. »

*
Juan et son fils Gaspar fuient l'Argentine par la route pour rejoindre la frontière nord brésilienne. La mère de Gaspar a disparu quelques semaines auparavant dans des circonstances étranges et floues.

C'est pendant ce trajet que nous faisons leur connaissance.
Juan appartient à l'Ordre, une société secrète dont le but est de parvenir à l'immortalité par son intermédiaire. En tant que médium, il convoque, lors de rituels initiatiques, l'Obscurité.
Mais cette ancienne divinité, cruelle, féroce et vorace en sacrifices humains exige aussi une part du medium. A chaque invocation, le mal vibre dans tout son corps, et ses capacités physiques et mentales se dégradent irrémédiablement. Son pouvoir diminue chaque jour un peu plus. Bien qu'encore jeune, son corps est défaillant, brisé, moribond. Sa douleur physique le rend émouvant et attachant.

« … l'Obscurité est un dieu avec des griffes qui vous traque et qui vous trouve, l'Obscurité vous regarde jouer, comme les chats regardent jouer leur proie un moment, juste pour observer jusqu'où elle s'aventure. »

Cette fuite éperdue a pour but de protéger son enfant de cette vie d'extrême souffrance, car l'Ordre exige que Gaspar, dont les pouvoirs s'affirment chaque jour un peu plus, le remplace. Un héritage bien cruel pour cet enfant si jeune et ignorant de la vie qu'on lui destine. On ressent toute la force de cet amour paternel, mais aussi sa douleur intime, sa peur de ne pas être à la hauteur.

« Tu possèdes quelque chose à moi, dit-il, je t'ai laissé quelque chose, j'espère que ce n'est pas maudit, j'ignore si je peux te donner quelque chose qui ne soit pas souillé, qui ne soit pas obscur, notre part de nuit. »

*
Le début du récit est immersif mais aussi, assez confus, obscur.
L'auteure laisse intentionnellement le lecteur dans l'ignorance de certains moments essentiels de l'histoire. Cette tactique est payante car le lecteur veut des réponses à ses questions et la lecture devient vite addictive.
La mise en scène sans aucun ordre chronologique est frappante par la succession de plusieurs narrateurs, décrivant à chaque fois une époque différente.
Le récit multiplie les points de vue, les perspectives s'ouvrent. Les histoires et les personnages s'entremêlent, se croisent à différents moments de leur vie.

L'auteur crée tour à tour une intimité avec chacun d'eux.
Le lecteur entre dans leur histoire, leurs pensées. Certains s'effacent mais restent présents dans notre mémoire, alors que d'autres jusque là flous, nous apparaissent dans toute leur complexité.

« Il pouvait avoir peur de son père, mais jamais avec lui. Bien qu'il le sût malade, Juan lui paraissait invincible et dangereux. Parfois les animaux blessés étaient comme ça, beaucoup plus forts qu'en bonne santé. »

Mariana Enriquez excelle à dessiner des personnages fascinants, moralement ambigus ou mauvais. Certains sont froids, pervers, amoraux, dépravés, sadiques alors que d'autres sont lumineux et sensibles.
Juan est celui qui m'a le plus intrigué, à la fois doux, sensible et d'une violence inébranlable, démesurée, incompréhensible.

« Mais il n'était pas n'importe quel père, et les gens parfois le savaient quand ils le regardaient dans les yeux, parlaient avec lui un moment ; d'une manière ou d'une autre, ils devinaient le danger : Juan ne pouvait pas cacher ce qu'il était, c'était impossible sur la durée. »

*
Vous l'aurez compris, l'auteure distille une atmosphère fascinante qui m'a beaucoup plu, adoptant successivement le road movie, le thriller, le fantastique, le gothique, l'horreur, les légendes autour de personnages mythiques provenant des anciennes tribus guarani.

Par ces multiples facettes se dessinent en toile de fond, un cadre très réaliste, les années sombres et ténébreuses de l'histoire de l'Argentine, de la junte militaire, de la dictature, des disparitions, des tortures et des charniers au coeur de la forêt.

« … cette forêt touffue est une prison avec des murs de toutes parts, une terre rouge comme un fleuve de lave. »

J'ai aimé les passages où Mariana Enriquez évoque cette divinité inquiétante et gloutonne, monstre insatiable dont la gueule opaque et béante absorbe toute lumière et engloutit tout ce qui se présente à sa portée. Métaphore de l'histoire violente de l'Argentine, moment d'une force effrayante et d'une beauté carnassière, elle m'est apparue intense, vivante sous la belle plume de l'auteure.

*
Roman de filiation et de transmission, « Notre part de nuit » offre de nombreuses réflexions sur la vie, la mort. Malgré la noirceur qui s'en dégage, il transmet un message d'amour, de liberté, d'espoir.
L'écriture poétique, sensuelle, emplie d'amour et de magie, ou au contraire, furieuse, violente et sanglante diffuse des ambiances mouvantes, insufflant l'incertitude, l'appréhension, l'horreur, la tristesse, ou le dégoût.

*
Bien sûr, ce roman choral m'a beaucoup plu, mais pourtant, je n'y ai pas succombé totalement. Un magnifique coup de coeur ne dessinait dès les premières pages, mais malgré toutes les qualités évoquées, j'ai été moins captivée à certains moments du récit. Peut-être est-ce dû à quelques longueurs, au changement de rythme ou au changement de style narratif ?
J'aurais aimé entendre la voix de la grand-mère de Gaspar, mieux comprendre sa folie, sa fureur, sa violence gratuite, sa perversité. La disparition de la mère aurait nécessité quelques éclaircissements également, et le dénouement s'achève avec trop de précipitation à mon goût.

*
Pour conclure, Mariana Enriquez a écrit une oeuvre forte, créant un univers fictif impressionnant sur un fond historique bien réel. Elle a su insuffler malgré quelques longueurs, la souffrance et l'horreur dans cette histoire, nous faisant revivre avec émotion les actes commis pendant la dictature militaire argentine durant la seconde moitié du XXe siècle.
Un conte initiatique troublant, sombre, saisissant où réalité, terreur et surnaturel s'entrecroisent.
A découvrir.
Commenter  J’apprécie          6320



Ont apprécié cette critique (52)voir plus




{* *}