Les roulements, au fond, quand on a pratiqué, c’est comme la bicyclette. C’est un art qui ne se perd pas vraiment.
Le futur, c’était maintenant. Il redécouvrait les charmes de l’urgence. Il n’avait plus, d’une manière ou d’une autre, que quelques années devant lui. Mais il se sentait, bizarrement, fort. Fort, optimiste, vigoureux, et en heureuse santé, comme il ne l’avait pas été depuis longtemps. Il s’était même laissé repousser ce qu’il lui restait de cheveux et la barbe grise, s’était racheté un « vrai jean », une chemise à pois et des boots façon Beatles. On trouvait tout sur Internet. Seule la taille avait changé. Bien sûr. Il mangeait peu, pourtant, mais c’était ainsi.
La cuisine était une passion qui dévorait leur génération et ils n’y avaient pas échappé. Tout se passait comme si l’establishment encourageait cette mode. Les nouveaux héros étaient des cuisiniers plutôt que des artistes. Il n’y avait plus de nouveaux écrivains dont les gens puissent retenir le nom, peu de cinéastes ou de musiciens, sans parler des peintres ou des plasticiens. Mais des chefs étoilés, ça, oui ! Et des blogs à longueur de Web. Des émissions à longueur de programme. Quand on pense à son prochain repas, on ne risque certes pas de faire la révolution, ou de jouer à l’insoumis. C’était là un autre théorème quelque peu désespérant de cette frileuse époque.
Guy était si abasourdi qu’il faillit baffer son petit-fils. S’il avait bien compris, ils cherchaient à le faire enfermer, à l’accuser de sénilité, voire d’un vicieux Alzheimer, pendant qu’ils y étaient ! Histoire de mettre la main sur le magot, sur le reliquat du blé. Ils étaient allés jusqu’à voir un psychiatre. Il n’en revenait pas.
Jamais Enzo ne s’était pris de ferveur pour une tribu ou une autre. Non, il « aimait bien ». Mais, à seize ans, « aimer bien », cela ne devrait pas exister. Et, finalement, l’adulte lui sortait par les oreilles : il devait bien se l’avouer. Il ne le reconnaissait simplement pas. Ce jeune homme frileux, obsédé de réussite médiocre, qui ne s’intéressait à rien, ne croyait en rien, ne lisait rien, était-ce son petit-fils ? Il ne savait comment le prendre, il ne savait que lui dire. Il se sentait plein d’un amour désormais sans objet.
Après toutes ces années – quarante ans, une vie ! – où il avait essayé de « passer à autre chose », d’oublier ses obsessions de jeunesse, tout était remonté soudain, la retraite venue.
Après s’être marié avec Ghislaine, une vieille copine du Golf Drouot, il avait élevé dignement deux enfants. Un fils qu’il ne voyait plus, en chômage perpétuel, et sa fille, infirmière, aujourd’hui en quasi-dépression. Pourtant il lui semblait bien avoir fait de son mieux.