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Critique de cprevost


A qui s'adresse l'anthropologue ? Il s'adresse urgemment à tout le monde. A l'ombre ou en pleine lumière, il est bien difficile de se faire une idée de l'univers carcéral. À l'intérieur, nous faisons le dos rond et regardons le plus souvent nos pieds ; à l'extérieur, nous nous disons qu'après tout ce n'est pas si mal et pour le reste nous imaginons. le remarquable travail de Didier Fassin permet d'appréhender, dans leurs menus détails et sous bien des angles, les différents aspects de la prison. Il est resté plusieurs années à enquêter dans une maison d'arrêt et il a restitué pour nous ce qu'il a vu, entendu et compris. C'est le choc carcéral de l'entrée, la vacuité du temps passé, la force des choses : oeilleton, tabac, portable …, la violence toujours recommencée, le malaise des surveillants, la pauvreté des moyens, la limitation des droits par les impératifs de l'ordre et la sécurité, la profusion des sanctions qui sont les objets des nombreux chapitres de ce livre.


Il faut lire « L'ombre du monde », le texte tout entier, les onze parties ligne à ligne et reprendre les premières sections où les chiffres et les analyses sont si déterminants. Nous apprenons que la menace d'incarcération s'est considérablement accrue ces vingt dernières années, que le nombre de personnes sous main de justice est de 250 000 et le nombre de détenus de plus de 65 000. L'accroissement récent de la population carcérale est dû à l'alourdissement par la loi des sanctions et à la sévérité accrue des tribunaux sous pression du pouvoir exécutif. le nombre des courtes peines a considérablement augmenté. La prison considérée comme une arme contre la récidive avec le double argument de la neutralisation et la dissuasion, nous dit Didier Fassin, est contredite par la plus simple réalité statistique. Dans les années 2000, 59% des personnes, cinq ans après leur sortie, sont recondamnées et 46% font de la prison ferme. Et ces taux sont plus élevés pour les jeunes, les sans emploi et les courtes peines sans aménagement à la sortie. La prison désocialise (rupture familiale et professionnelle) et resocialise dans les milieux déviants. Les pouvoirs ont légiféré pour ce qui est de la prévention de la récidive à l'inverse de ce qui est connu, les mesures prises ont au contraire encouragé les rechutes.


Alors ? Foucault dans « Surveiller et punir » affirme : la prison n'échoue pas, elle réussit ! Il faut, nous dit-il, pour s'en persuader, sortir de l'explication interne de la gestion des détenus et se préoccuper de ce qui en amont l'alimente : la production des illégalismes. Les illégalismes sont des éléments positifs du fonctionnement social. Tout espace législatif ménage des espaces profitables et protégés où la loi peut être violée, d'autres où elle peut être ignorée, d'autres enfin où les infractions sont sanctionnées. La prison est l'instrument de réaménagement du champ de ces nouveaux illégalismes, la courroie de distribution de son économie. L'enfermement aujourd'hui apparait comme le meilleur moyen d'administrer criminels et délinquants mais particulièrement certaines populations : malades mentaux et personnes socio économiquement déficientes. La prison recrute massivement dans le sous-prolétariat, chez les jeunes d'origine ouvrière, les chômeurs, les banlieusards, les personnes d'origine africaine. L'héritage colonial et le racisme s'ajoutent aujourd'hui aux plus anciens motifs que sont la précarité économique et la ségrégation spatiale. La répression se concentre presqu'exclusivement sur la petite délinquance des milieux populaires, délinquance favorisée comme nous le savons par les parcours toujours chaotiques, les scolarités souvent interrompues, le chômage omniprésent et les instabilités familiales inévitables. La prison ne punit pas les infractions les plus préjudiciables à la société, elle met à l'écart et prévient les désordres, elle dénigre et persuade les individus stigmatisés de leur inexistence sociale. C'est un travail sur les esprits et les corps qu'elle mène. La prison apporte une réponse répressive à la question de la pauvreté, elle est un mode de gouvernement des inégalités. Didier Fassin, dans ces presque six cents pages, n'affirme pas, il montre et démontre ; il ne noircit pas le tableau, au contraire il le peint de couleurs un peu trop vives – c'est notre seul reproche. Sans nul doute, la présence en maison d'arrêt, toute participante et discrète soit-elle, du professeur à l'Institute for Advanced Study de Princeton et du directeur d'études à l'EHSS aura adouci bien des situations …
(Une mise en forme par l'éditeur des nombreux chiffres aurait été la bienvenue (courbes, tableaux, histogrammes, annexe)).
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