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Critique de Enkidou


Voilà un livre surprenant et dérangeant, raté de mon point de vue, mais étrangement proche d'une formidable réussite.
Le premier tome donne l'idée, le parfum, le goût de ce qu'aurait pu être cette réussite - il est à lui seul une réussite. On y découvre ce qu'on croit devoir être les deux sujets principaux du récit : cette enfant surdouée, torturée, orgueilleuse, et d'une force mentale exceptionnelle, que la narratrice appelle Lila, et les habitants du quartier pauvre de Naples où elle vit. Et ces deux sujets s'animent sous nos yeux, vivants et magnifiquement dessinés. La narratrice, elle, apparaît comme la complice que Lila s'est choisie pour exercer sa propre force et son propre pouvoir, et surtout pour vivre par procuration une autre vie que la sienne, vie dont elle semble connaître déjà l'issue désespérante.
Et le lecteur se prend à rêver du chef-d'oeuvre que laisse entrevoir ce premier tome.
Mais il s'aperçoit alors que le véritable sujet du livre n'est ni Lila, ni Naples, mais la narratrice, qui devient progressivement le personnage central en même temps que Lila s'efface. Et le drame, c'est que la narratrice, qu'on peine de plus en plus à distinguer psychologiquement de l'auteure, est un personnage fade, faible, mesquin, jaloux, imbu de lui-même, sans personnalité, balloté par les uns et les autres, et oscillant au gré des événements auxquels elle ne comprend pas grand chose ... au total médiocre, désespérément banal et prodigieusement inintéressant, sauvé seulement par sa lucidité quant à sa propre médiocrité et à la supériorité de Lila. Et en même temps, tous les autres personnages, tous les autres éléments du récit s'éteignent pour ne devenir que des ombres sans âme.
C'est ainsi que le chef-d'oeuvre espéré se transforme presque en roman psychologique de gare, les personnages secondaires, Naples, le contexte historique italien, devenant un simple décor pittoresque qui sert de toile de fond à la triste existence de la narratrice devenue une écrivaine à succès neurasthénique. Et tout cela rédigé avec une absence de style aussi remarquable que désespérante.
Alors ce roman est-il vraiment, au-delà du premier tome, nul et sans intérêt ? Pas tout-à-fait. Parce qu'il y a quelque chose d'étrange et de troublant dans la façon qu'a l'auteure de parler de son double, à savoir la narratrice. La clé du roman est sans doute la scène où, à la fin d'une conversation avec la narratrice, Lila se met à pleurer en lui disant "ton livre est mauvais", exprimant ainsi son désespoir de voir que son amie n'avait pas su écrire le livre dont elle, Lila, avait rêvé pour elle. Cet exercice de dévalorisation de soi-même à travers le personnage de la narratrice, exercice qui trouve son parfait achèvement dans ce livre raté, a quelque chose de fascinant. Comme si l'auteure avait tenté, en créant le personnage de Lila, de se fabriquer le double fort et brillant qu'elle rêve parfois d'être, avec l'intention de faire de ce double le personnage central du récit, et qu'une force centripète irrésistible l'avait ramenée, et ramené le récit du même coup, à elle-même, à sa banalité et à son mépris de soi.
Cette mise en abyme associée à un jeu de miroirs où chacun des deux personnages, dont l'auteure intentionnellement confondue avec la narratrice, projette sur l'autre son mépris de soi-même, son désir d'être autre chose que ce qu'il est, et ses propres frustrations, n'est pas totalement dénuée d'intérêt.
On aurait sans doute pu s'y intéresser sans réserve si le récit avait été bien écrit. Malheureusement, ce n'est pas le cas. Et sur ce point-là aussi, on s'interroge. L'auteure fait dire à la narratrice, au tome 4 : " ... c'était vrai que mon roman ... était nul, parce que je n'avais pas su mimer la banalité des choses, décousue, anti-esthétique, illogique et informe". Là encore, est-elle dupe de sa médiocrité, ou n'est-elle pas au contraire pleinement consciente de ses insuffisances ?
Pour finir, on ne peut s'empêcher de faire le lien entre le fait qu'Elena Ferrante, dans la vraie vie, se cache, au sens propre, et ce livre, dans lequel elle donne l'impression de se dévoiler très impudiquement. A-t-elle écrit ce livre pour, précisément, dire d'elle-même tout ce qu'elle ne veut pas, ou ne peut pas, dire autrement ? Ce qui expliquerait pourquoi, à la fin, le livre est raté, mais pas nul ...
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