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Critique de Woland


Jud Süss
Traduction & préface : Serge Niémetz

ISBN : 9782253158165

"Le Juif Süss" apparaît avant tout comme une leçon d'Histoire germanique dispensée par un professeur qui a le don de retenir l'attention de ses élèves et ne se perd ni dans les a priori, ni dans les à-peu-près. En ce sens, il déplaira sans doute aux lecteurs peu férus de cette matière qui hésiteront à dépasser les dix premières pages. le texte, voyez-vous, est comme un océan dans lequel il vous faut vous immerger totalement pour goûter au maximum tout ce qu'il recèle, signifie et sous-entend. Or, l'action se situe dans la première moitié du XVIIIème siècle, dans le grand-duché de Wurtemberg, à constitution protestante - le point est très, très important - un petit pays qui, en raison de maints aléas successoraux, finit par revenir à un prince catholique, lequel a pour favori et en quelque sorte ministre des Finances l'un de ces "Juifs de Cour" qui, selon l'expression de l'époque et depuis Vienne, la capitale d'un Empire des Habsbourg qui est encore tout-puissant, commencent à rayonner dans toute la haute société germanique.

Autre détail très important : que ce soit dans les pays allemands ou dans le reste de l'Europe occidentale, les rouages économiques et plus encore peut-être la façon de concevoir l'économie dans la politique entament une mutation qui culminera au siècle suivant et trouvera tout à la fois sa Bible et son Livre noir dans "Le Capital" de Marx. Spéculateur-né, Süss prête, achète, revend et, en génie des affaires, n'hésite pas à expérimenter les méthodes nouvelles dont le siècle qui change a déjà fait l'expérience avec par exemple, en France, sous la Régence, le système de Law. Et bien entendu, dès qu'il s'est trouvé un protecteur suffisamment puissant, Süss met ses incroyables dons financiers au service de celui-ci sans porter une attention suffisante à ce fait qui le mènera pourtant à sa perte : les intérêts du grand-duc de Wurtemberg sont portés par une idéologie catholique et quasi absolutiste et de ce fait radicalement opposés à ceux de ses sujets, lesquels sont pour une monarchie constitutionnelle et protestante.

Fils de théâtreux juifs et neveu d'un rabbin - c'est ainsi qu'il nous est longtemps présenté - Süss se soucie comme d'une guigne de la Loi de ses pères. Il est né juif, soit mais c'est tout. Ce n'est pas pour autant qu'il ira à la synagogue et célèbrera le Shabbat ou les Pâques. Pendant plus des deux tiers du livre - qui fait quand même près de sept-cents pages - le financier vit comme un laïc libertin à qui seul l'anti-sémitisme de ceux qui l'entourent vient rappeler sa religion. A ce stade, Süss ne se sent pas juif et il rejette avec agacement, voire exaspération les us, coutumes et tics divers de ses coreligionnaires. La mort de sa fille unique, provoquée par la lubricité du grand-duc de Wurtemberg et de quelques uns de ses proches, sera, en quelque sorte et le tragique en plus, le "pilier de Notre-Dame" du financier.

Cette découverte de la judéïté, Süss l'accomplit en outre alors qu'il apprend la véritable identité de son père, un célèbre militaire allemand du nom de Georg von Heydersdorf, qui avait été l'amant de sa mère alors que celle-ci brillait encore sur les planches. Mi-chrétien, mi-juif, voilà ce qu'est en réalité le fringant, le sémillant, le si distingué Josef Süss. Si l'aveu de sa mère le soulage pour une part - en secret, il se posait tant de questions sur son rejet et même son mépris des traditions hébraïques - Süss s'en retrouve aussi, on le comprendra, fortement ébranlé - et déchiré. Alors que, après la mort du grand-duc, emporté par une embolie pulmonaire, on cherche un bouc-émissaire responsable du complot monté par son entourage catholique et pro-vaticanais pour abolir la constitution du pays et retirer leurs privilèges à l'élite protestante, il n'aurait qu'un mot à dire pour que lui soient épargnées l'humiliation de la prison, d'un procès infamant et d'une exécutions honteuse, pendu au plus haut gibet d'Allemagne ... Mais ce mot, qui révèlerait son ascendance paternelle, Süss se refuse à le prononcer. Toute sa vie, on l'a considéré comme un Juif, toute sa vie, on l'a traité comme un Juif - bien que lui-même ne se sentît guère d'atomes crochus avec le Peuple élu - c'est donc juif qu'il mourra.

Ainsi résumée, l'histoire semble vaciller au bord du gouffre du mélodrame et l'on comprendra sans doute pourquoi le Dr Goebbels - qui s'y connaissait, rappelons-le tout de même - la qualifiait de "propagande judaïque". Mais la résumer, même si elle nous permet d'attirer votre attention sur elle, c'est aussi et malheureusement vous présenter un squelette qui s'en est retourné à la poussière pour plus de la moitié de ses os. Car le destin de Süss sert en fait de pivot central à un roman foisonnant, à une fresque haute en couleurs, bourrée à craquer de passions contradictoires et de personnages à qui, malgré leur caractère historique et sa propre judéïté, l'auteur a su conserver une complexité fouillée, d'ailleurs souvent déstabilisante, une fresque qui nous conte, au-delà les implications politiques, sociales et historiques de l'affaire, une tragédie humaine tendant à l'Universalité. Dans "Le Juif Süss", il y a des lâches, des poltrons, des complaisants et quelques âmes plus belles, plus fortes, bien qu'elles-mêmes imparfaites, réparties dans les trois religions mises en cause, mais il n'y a ni bons, ni mauvais : rien que des êtres humains.

Oubliez donc sans tarder tout ce que vous savez ou croyez savoir sur "Le Juif Süss" et jugez sur pièce : lisez-le. Amateurs de romans historiques, cette recommandation vaut en particulier pour vous : vous ne serez pas déçus. ;o)
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